Pierre Guyotat ou le prostitué de Dieu

 

Recueil disponible le 10 mai 2014

(Premières pages de l'essai en libre accès)

 

L’artiste selon Guyotat n’apparaît pas seulement comme un traître, un « vendu », qui a pour vocation de révéler ce qu’il ne faut pas dire, ou qu’il aurait fallu garder pour soi, « ce qui du Monde lui fait le plus horreur et honte », il est d’abord et surtout une prostituée, « un putain » qui doit assumer un corps qui par œuvre devient public, nommant et extirpant le mal du mieux qu’il peut, jusqu’à sacrifier toute existence sociale et sa vie même à cet idéal d’assomption de la parole et du corps.

Traître à sa patrie, à sa famille et à sa langue, Pierre Guyotat l’a été très tôt, et ce, bien avant que l’armée de son propre pays ne le fasse arrêter en Grande Kabylie pour « atteinte au moral de l’armée, complicité de désertion et possession de textes interdits », avant même que son père ne le fasse rechercher dans Paris par un détective privé après sa fugue, encore mineur, de son village natal de Bourg-Argental, avant encore qu’il ne se mette à écrire Tombeau pour cinq cent mille soldats ou Éden, Éden, Éden, qui susciteront à leur parution après la guerre d’Algérie le scandale, la censure et l’interdiction. La conscience précoce de la trahison, de sa nécessité et de son irréductibilité, de son « intransigeance » propre, Guyotat l’a dès l’enfance, quand il se découvre différent des autres et des siens. D’où vient ce sentiment d’étrangeté ? Il vit dans un rapport tronqué au temps, le présent pour lui est tout de suite du passé, objet immédiat de narration possible, et le rapport à l’espace est lui-même faussé ; il ne vit pas dans ce monde, mais dans le monde de la croyance et du mythe, dans un entre-deux qui ne s’unifie que dans la beauté ressentie à l’écoute de la musique, ou dans l’épuisement de la marche et la course. Dans l'imagination se confondent les récits bibliques que sa mère, juive polonaise convertie au christianisme fervent, lui fait le soir et les leçons d’Histoire de l’école apprises le jour, où les figures suppliciées des membres de sa famille résistante – une tante emprisonnée et torturée, un oncle mort en déportation – prennent une place centrale. Déjà, les narrations lui paraissent plus vraies que la vie elle-même, l’Histoire ne fait qu’illustrer la Bible et non l’inverse : la Seconde Guerre mondiale a vu le triomphe du diable et de ses chiens, et les camps de la mort ont réalisé l’enfer de Dante. À l’école, ses camarades de jeu s'imaginent en héros, chevaliers du moyen-âge, aventuriers du siècle passé, combattants de guerre ; lui s’identifie aux martyrs, aux esclaves, aux prostituées.

C’est ce jeune garçon hanté d’Histoire et de religion qui découvre le sexe et la poésie en même temps, pratiquant la masturbation et l’écriture simultanément, se mettant en scène par écrit dans des rapports prostitutionnels (de pute à mac, de mac à pute, de maître à esclave) pour atteindre l’orgasme, plusieurs fois par jour jusqu’au sang et à s’en faire exploser la tête, aux confins de l’extase mystique. Entre la pulsion prostitutionnelle et l’aspiration religieuse, l’adolescent comprend intuitivement qu’il se joue un échange de forces considérables qui dit quelque chose d’essentiel de la réalité humaine. Pourquoi la prostitution  ? C’est là que se réalise une dialectique des rapports humains plus importante qu’on ne veut l’admettre. Pourquoi une liturgie de l’orgasme ? Dans l’extase s’accomplit le fantasme d’une union plus complète la dépassant et un droit à la virginité préservé. Réunissant écriture et orgasme, l’imagination résout ainsi une volonté contradictoire : celle d’être à la fois vu et voyeur, mac et pute, acheté et acheteur, baiseur et baisé. Mais la plus grande découverte qu’il fait certainement est celle de sa supériorité – la seule qu’il ne se reconnaîtra jamais sur les autres  – dans le dit du désir, dans la puissance du plaisir qui s’écrit. C’est, ni plus ni moins, l’essence de l’art qui est mis à nu dans cette expérience, avec la conscience aiguë de son exigence la plus haute : la trahison. Il faudra tout dire, avouer le fond de l’infamie, se désigner comme le plus grand coupable, comme monstre peut-être et s'excluant de la communauté des hommes, mais s’avouer surtout comme capable de logique et d’art. Et de ce corps qui jouit en fictions, en tirer de quoi vivre, à ses dépens, s’il le faut.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

Portraits de social-traîtres
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