In Vino Veritas

Contrairement à d’autres religions, L'Ancien Testament ne condamne pas l’alcool ; le vin fait partie intégrante du quotidien, considéré comme un symbole de vie, et va jusqu’à devenir avec Le Nouveau Testament un élément essentiel de la liturgie chrétienne. Mais les textes sont formels, aimer démesurément « le sang du Christ » ne délivre pas pour autant le buveur de ses péchés, bien au contraire. À vrai dire, le vin est envisagé dans la Bible de façon ambivalente, il est tour à tour décrit comme source de joie et de malheur, de salut et de perdition, de vie et de mort. Toujours équivoque, sa consommation relève de l’épreuve, qui met littéralement à nu la nature profonde de celui qui s’y soumet.

Ma liqueur de grenade

On trouve dans la Bible de nombreux passages qui chantent et célèbrent le vin ; dans L’Ancien Testament, il y est décrit à plusieurs reprises comme une source quotidienne de plaisir et de joie qu’il serait dommage de tarir. Il est un symbole de vie, qui élève le cœur tout autant que l’âme ; ainsi lit-on dans L’Ecclésiastique : « Le vin c’est la vie pour l’homme, quand on boit modérément. Quelle vie mène-t-on privé de vin ? Il a été créé pour la joie des hommes. Gaieté du cœur et joie de l’âme, voilà le vin qu’on boit quand il faut et à sa suffisance. » Le vin est le plus court chemin vers l’allégresse, aussi est-il utilisé à maintes reprises dans les textes comme une métaphore privilégiée du sentiment amoureux et de la ferveur religieuse. Une seule et même ivresse semble parcourir le buveur, l’amant et le croyant, tous trois transportés par une extase qui paraît les emmener au-delà d’eux-mêmes. C’est dans Le Cantique des cantiques qu’on trouve la plus belle illustration de l'analogie : « Mangez, amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés » chante le chœur, « Nous célébrerons tes amours plus que le vin » dit l’amant ; la bien-aimée répond : « Je te conduirais, je t’introduirais dans la maison de ma mère, tu m’enseignerais ! Je te ferais boire un vin parfumé, ma liqueur de grenade. » Qui a dit que le christianisme condamnait le corps et ses plaisirs ? Mais s’il y a correspondance entre les trois formes d’ivresse, il y a loin d’avoir identité ; la dernière, atteinte dans la contemplation et l’amour de Dieu, s'avère sans commune mesure avec les deux précédentes. Le Lévitique : « Seigneur, tu as mis dans mon cœur plus de joie qu’aux jours où le froment, leur vin nouveau débordent. » Le vin enflamme, tout comme l’amour qui brûle, la foi consume mais c’est un feu ardent qui, lui, ne s’éteint jamais.

Vomissements abjects

Si le vin par son exaltation caractéristique initie à l’ivresse de la vie, à celles de l’amour et de la foi, il peut aussi égarer celui qui s’y adonne. « Raillerie que dans le vin ! insolence dans la boisson ! qui s’y égare n’est pas sage » disent Les Proverbes ; Le Livre d’Osée : « Le vin et le moût font perdre le sens » ; plus explicite, Le Livre d’Isaïe, à l’égard des faux prophètes que l’alcool inspire : « Ils ont été pris de vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson, ils ont été troublés dans leurs visions, ils ont divagué dans leur sentence, oui, toutes les tables sont couvertes de vomissements abjects, pas une place nette ! » Le vin élève autant qu’il rabaisse, enorgueillit comme il humilie. Noé, le juste parmi les justes, en fait l’amère expérience, puisqu’ivre mort sous sa tente, il se met nu et délire ; l’un de ses trois fils, pour l’avoir surpris dans cette situation indigne, sera condamné à être l’esclave des esclaves. Lot également, exilé avec ses filles dans la montagne après la destruction de Sodome et Gomorrhe, que celles-ci font boire pour pouvoir coucher avec lui et ainsi assurer une descendance. Source de joie et de malheur, de salut et de perdition, le vin apparaît comme un instrument aux mains de Dieu, qui s’en sert à sa guise pour se jouer ou décider du destin des hommes ; selon les circonstances, il offre en tavernier attentionné la boisson en abondance (« Devant moi tu apprêtes une table face à mes adversaires ; d’une onction tu me parfumes la tête, ma coupe déborde ») ou retire le vin des lèvres du buveur : « J’ai tari le vin des cuves, le fouleur ne foule plus, le cri de joie ne résonne plus. », « Réveillez-vous, ivrognes, et pleurez ! Tous les buveurs de vin, lamentez-vous sur le vin nouveau : il vous est retiré de la bouche ! »

Tournoi de fanfarons

Le vin dans la Bible se révèle donc toujours ambigu, son usage équivoque, et les effets souvent contraires ; il porte en lui la joie et la tristesse, le verbe et le silence, l’harmonie et la discorde. De fait, la boisson en dit moins sur elle-même que sur celui qui se livre à elle. Comme on l’a vu, le vin met littéralement à nu, il déshabille, au sens propre comme au sens figuré — il lève les inhibitions comme on dirait aujourd’hui —, il révèle à l’homme enivré, non sans effroi ni honte, sa nature profonde. « À toi aussi passera la coupe : tu te soûleras et montreras ta nudité » préviennent Les Lamentations. Ainsi considéré, il est une épreuve, que bien peu en vérité savent passer avec dignité. L’Ecclésiastique met en garde : « Avec le vin ne fais pas le brave, car le vin a perdu bien des gens. La fournaise éprouve la trempe de l’acier. Ainsi le vin éprouve les cœurs dans un tournoi de fanfarons. » La plus grande prudence est donc recommandée : « Amertume de l’âme, voilà le vin qu’on boit avec excès, par passion et par défi. L’ivresse excite la fureur de l’intensité pour la perte, elle diminue sa force et provoque les coups. » Quelques conseils d’utilisation, que l’on croirait sortis tout droit du Banquet de Platon, sont même donnés, toujours dans L’Ecclésiastique : « Au cours d’un banquet ne provoque pas ton voisin et ne te moque pas de lui s’il est gai, ne lui adresse pas de reproche, ne l’agace pas de tes réclamations. » Sur l’origine de la plupart des querelles et des affrontements, L’Ecclésiastique ne manque pas de clairvoyance : « Détourne ton regard d’une jolie femme et ne l’arrête pas sur une beauté étrangère. Beaucoup ont été égarés par la beauté d’une femme et l’amour s’y enflamme comme un feu. Près d’une femme mariée garde-toi bien de t’asseoir, et de pique-niquer au vin avec elle. »

Trop-plein du cœur

Avec Le Nouveau Testament, le vin prend une dimension nouvelle. Bien loin de remettre en cause les enseignements du bon usage de la boisson, la bonne parole se contente de les confirmer, et même de lever certaines restrictions, notamment liturgiques. Dans Le Lévitique, il est formellement interdit de boire lorsqu’on se réunit pour prier : «Quand vous venez à la tente du rendez-vous, toi et tes fils avec toi, ne buvez ni vin ni autre boisson fermentée ; alors vous ne mourrez pas. C’est pour tous vos descendants une loi perpétuelle. Qu’il en soit de même lorsque vous séparez le sacré et le profane, l’impur et le pur. » Avec Jésus-Christ, le vin devient un élément essentiel de la réunion et de la prière, après tout, n’est-il pas celui qui lors d’un mariage à Cana a changé l’eau en vin où celui-ci venait à manquer ? Car pour le Christ, et il en va de même pour de nombreuses prescriptions de vie concernant le pur et l’impur, ce n’est pas ce qui entre dans la bouche de l’homme, vin ou nourriture, qui le souille, mais ce qui en sort : « C’est du trop-plein du cœur que la bouche parle » et c’est du cœur « que procèdent mauvais desseins, meurtres, adultères, débauches, vols, faux témoignages, diffamations. » Ce n’est donc pas le vin qui est bon ou mauvais en soi, digne ou indigne, amoureux ou querelleur, joyeux ou triste, mais bel et bien le cœur du buveur.

Ceci est mon sang

Aussi le vin peut-il devenir avec le Christ l’élément fondateur, avec le pain, de l’eucharistie, la communion chrétienne, car ce n’est pas seulement l’eau que Jésus a le pouvoir de changer en vin, mais également son sang. Comme l'écrit Saint-Matthieu : « Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : “Prenez, mangez, ceci est mon corps.” Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : “buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés.” » Avec la liturgie chrétienne, le vin n’est plus seulement symbole de vie, de partage et de communion, il est littéralement le corps, la substance, l’âme et la divinité du Christ (nous ne pouvons ici, hélas, vous initier aux mystères de la transsubstantiation et de l’impanation) qui une fois absorbée absout tous les péchés. Le plus grand buveur sera-t-il pour autant le plus pardonné ? Ce n’est pas aussi simple, en dépit de ce que pourrait laisser croire le sentiment qui peut parfois gagner le buveur impénitent et qui le pousse à vouloir étreindre l’humanité tout entière, à commencer par son voisin qui ne voit pas toujours d’un œil charitable qu’on lui pleure ainsi sur l’épaule en en appelant à la paix universelle, à l’amour et à la fraternité des hommes. Le bonheur de la révélation et les joies de l’illumination ne se trouvent pas, hélas, si facilement dans la bouteille.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

Portraits de social-traîtres
Disponible à l'achat
en numérique
auprès des librairies en ligne :

 

 

 

 

 

Abonnez-vous à la newsletter

>> Switch from mobile to full layout >> Switch from full layout back to mobile