Rupture des catégories. Une explosion

Acceptez la proposition d’un inconnu qui vous invite à un acte irresponsable. Suivez son invitation, il vous convie ni plus ni moins à une autre utilisation de votre cerveau, à une expérience incongrue et peut-être irrémédiable, aux séquelles innombrables ; à quelque chose de terrible qui modifiera probablement à jamais votre vision du monde. Des répercussions sur le corps et sur l'entourage sont à prévoir, les effets secondaires et indésirables indéfinis. Une nouvelle drogue ? une substance illicite encore inconnue ? un cocktail de cames inédit ? Non. Une nouvelle molécule alors ? un voyage sans retour, blocage bad trip à la clé, vers de nouveaux paradis artificiels ? Rien de tout cela. Sans alcool, sans drogue, ni chimie de l’improbable, expérimentez la destruction organisée de votre bon vieux cerveau, entrez dans la grande entreprise de ruine systématique de votre encéphale, apprenez à retourner votre cortex comme on retourne un gant, mettez-vous littéralement la tête à l’envers, mais version Descartes : interrogez-vous de fond en comble, remettez en cause tout ce que vous avez appris jusqu’à présent, déclarez comme faux ou tout du moins comme infiniment suspect l’ensemble de vos croyances et de votre savoir, sachez renoncer à la validité de tous vos jugements, regardez la réalité elle-même comme quelque chose d’invraisemblable. Nul besoin de méthode zen, de technique yogi, d’immersion forcée dans une secte d’illuminés. Pas besoin d’aller si loin. Restez chez vous, ou sortez simplement dans la rue et expérimentez. Découvrez l’art d’exploser méthodiquement, une à une, toutes les catégories de votre pensée.

Apprentis artificiers, poseurs de bombes en herbe, terroristes débutants de votre propre personne, assistez à la destruction joyeuse de vos préjugés, écoutez avec ravissement le fracas de l’effondrement de vos idées reçues, respirez avec délectation l’odeur de l’anéantissement de ces jugements premiers. Il faut envisager très sérieusement et sans trembler la possibilité que ces prétendues catégories – que nous recevons toutes faites depuis notre plus jeune âge et qui semblent littéralement coller aux structures de notre cerveau – soient fausses et à l’origine de toutes nos erreurs et de tous nos égarements. Il se pourrait même que le plus grand mensonge social soit celui-ci : nous faire croire que ces distinctions arbitraires et relatives constituent la réalité elle-même. Estimant au contraire que ces distinctions se révèlent impraticables, injustifiées et souvent injustifiables, toutes aussi coercitives qu’irréelles, l’entreprise de démolition proposée ici, du gros œuvre à l’échelle cérébrale, de la « frappe chirurgicale » à visée neuronale, n’a pas d’autre objectif que la destruction appliquée et méthodique de ces parangons du prêt-à-penser. On l'a dit, l’opération n’est pas sans danger, des dommages collatéraux sont à prévoir. Mais si vous sortez victorieux de cette guerre intime à laquelle vous allez vous livrer, votre regard sur le monde et sur les autres ne sera plus jamais le même. Dernière mise en garde tout de même : ces catégories délimitant le champ de notre expérience quotidienne et de notre savoir institué, leur destruction et leur remplacement par d’autres distinctions plus subjectives peuvent entraîner certaines perturbations tout autant physiques que morales. Ne cherchez pas de protection, aucun casque au monde ne peut rien contre des déflagrations qui se passent à l’intérieur de votre crâne.

Attention, nausée : pas de haut, pas de bas, ni même un passé ou un avenir, mais une situation dans le monde, qui déploie sa spatialité et sa temporalité propres. Nous ne sommes pas un objet posé dans un temps objectif, mais une posture parmi d’autres qui détermine ses rapports de proximité ou d’éloignement selon ses intentions. Nous sommes chacun notre centre de gravité et notre champ de présence, un ici et maintenant irréductible qui vit selon ses propres rythmes.

Attention, troubles : pas d’hommes, pas de femmes, seulement des êtres qui entretiennent un certain rapport avec le vide et l’absurde, et avec le symbole du désir censé le recouvrir. Nous sommes un désir qui ne vise qu’un signifiant et nullement l’objet absolu, et chacun s’arrange avec, quel que soit son sexe. Par conséquent, il n’y a pas non plus d’hétéro ou d’homo, il n’y a que des personnes qui aiment, ou pas, ou mal et chacun fait ce qu’il peut. Il n’y a pas de jeunes ou de vieux, ni même d’individus dans le temps – puisque le temps n’existe pas – mais des personnes qui ont chacune, quelque soit leur âge, une relation particulière à la mort et à la mémoire.

Attention, renversement : il y a pas de riches, de pauvres, de nantis ou de démunis, mais seulement des personnes qui sont dans l’avoir ou dans l’être, dans la logique du profit et de l’accumulation ou dans l’exigence de la dépense et du don, indépendamment d’une quelconque appartenance à une classe sociale. Est riche celui qui donne, est pauvre celui qui prend. Encore moins d’« élites » et de « masses », d’« intellectuels » et de « manuels », ou de classes « libres » et de « foules exploitées », mais des individus qui entrent dans des rapports de domination et de soumission et qui se prêtent au jeu, ou des individualités qui s’en affranchissent et ne se donnent qu’à eux-mêmes.

Attention, éclatement : Il n’y a pas non plus de croyants ou d’athées, il n’y a que des personnes entretenant un lien avec le mystère de la vie, acceptant de le souffrir ou le refusant, quelle que soit leur foi. Pas davantage d’êtres « intelligents » ou « stupides », cultivés ou pas, mais des existences qui se situent ouvertes sur le monde ou fermées sur elles-mêmes, étonnées ou angoissées, présentes dans le souci des autres ou absentes dans l’obsession de soi, dans le dévoilement ou dans le recouvrement. Autrement dit : dans un rapport authentique ou inauthentique à leur propre vérité.

Attention, explosion : multipliez vos catégories, inventez les vôtres, essayez, osez, expérimentez. Échouez, recommencez. Par exemple : pas de loser ou de winner, mais plutôt des êtres qui épargnent, protègent, capitalisent et fructifient, et d’autres qui, risquant leur vie, n’ont pas peur de tout perdre et jouent aux dés leur destin. Ou encore : pas de « méchants » ni de « bons », mais peut-être des individus demeurant sourds à la souffrance du monde et qui, enfermés dans la recherche personnelle de leur bonheur absurde, ne voient plus ce qui crève les yeux et déchire le cœur, et d’autres à l’inverse qui refusent de rester définitivement aveugle, sourd et muet. À moins que la distinction ne se fasse plutôt entre ceux qui se maintiennent dans l’éphémère, l’anecdotique, le périssable et le révolu, et ceux se tenant dans ce qui, ayant été, continue d’être et promet pour l’avenir. Dernière rupture : plus de « forts » ou de « faibles », mais des hommes qui se jettent ou non dans la bataille, qui cèdent à la reddition ou qui se livrent au combat.

Vous avez trouvé vos catégories ? En inventées d’autres  ? créé votre propre système d’opposition ? qui transcendent et dépassent toutes les anciennes classifications ? Félicitations, vous êtes désormais seul au monde, perdu parmi vos contemporains, incapable de vivre dans la société des hommes, sans possibilité de communiquer à nouveau, y compris avec vos plus proches ; votre avenir tant professionnel qu’affectif est fortement hypothéqué. Le cerveau transfiguré et les yeux ravis, rejoignez maintenant la communauté introuvable et inexistante des personnes qui pensent par elles-mêmes.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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