Guy Debord ou l’ivresse infinie
Recueil disponible le 10 mai 2014
(Premières pages de l'essai en libre accès)
Bien plus qu’un simple « problème », un vice ou même une maladie, l’alcool fut d’abord pour Guy Debord une véritable passion, celle de toute une vie, pourtant étrangement absente de son œuvre, à l’exception du dernier ouvrage, Panégyrique, paru en 1993, où il révèle dans des pages admirables son goût immodéré pour la boisson. Une passion qui le conduira jusqu’à la mort, puisqu’atteint de polynévrite alcoolique, maladie incurable, particulièrement douloureuse et handicapante (« le contraire d’une maladie que l’on peut contracter par une regrettable imprudence »), il se suicide un soir de novembre 1994 d’un coup de carabine dans le cœur.
Si l’ivresse était incontestablement chez Debord une critique en soi de la vie quotidienne, un moyen d’atteindre, à travers la fête et ses excès, à une vérité supérieure relevant de la poésie et de son dépassement dans l’existence, l’alcoolisme aggravé de l’auteur de La Société du spectacle ne constitue-t-il pas à son tour une critique radicale de sa vie et de son œuvre ? La dépendance et les pathologies qu’il contracta à travers cet amour irraisonné pour l’alcool ne peuvent-elles pas être tenues pour la plus sérieuse et la plus sévère des objections jamais faites à sa théorie et à sa pratique, elles qui prétendaient combattre dans une même guerre l’aliénation sous toutes les formes ? Cette addiction dans la consommation d’une substance, tout aussi délétère par certains côtés que bien d’autres, comme la drogue, dont Debord condamna en son temps l’usage, ne rentre-t-elle pas en contradiction farouche avec l’exigence de liberté absolue dont il s’est toujours prévalu ?
« L’alcool tue lentement. » Ça tombe bien, on n’est pas pressé.
Si nous nous permettons une telle hypothèse, qui à bien des égards paraîtra scandaleuse et injuste à tous les disciples sectaires actuels — et ils sont nombreux — de l’un des penseurs les plus influents de ces quarante dernières années, c’est que Guy Debord lui-même semble nous y inviter. Dans Panégyrique, véritable apologie personnelle et autobiographie testamentaire, il s’étonne le premier que l’on n’y ait pas pensé avant : « Je suis d’ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment, à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu’en somme trente ans, et davantage, se sont écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d’un argument, au moins implicite, contre mes idées scandaleuses ». Prenons-le aux mots et tentons de défendre l’indéfendable : Guy Debord n’a plus besoin d’être lu, sa déviance éthylique a parlé contre lui et ses livres, il est d’ailleurs mort par où il avait péché, et nous-mêmes après tout, derniers représentants d’une génération à devoir subir encore son influence, qu’avons-nous à attendre à propos de la subversion et de la liberté de la part d’un vieil alcoolique qui n’a jamais su se défaire de sa hideuse dépendance ? Si nous partons du principe que la morale d’un saint se mesure à l’aune de sa vie, et que le plus vertueux est par conséquent le plus dangereux, ne faut-il pas admettre alors que Debord s’est révélé comme quelqu’un de bien inoffensif ?
Il y a alcoolisme et alcoolisme, comme disent les alcooliques
Oui, on sait, Debord se soûlait en esthète, rien à voir avec l’alcoolisme vulgaire et abrutissant du commun, l’alcool était pour lui, on l’a dit, un moyen d’atteindre à la contemplation, de savourer « une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps », et d’y trouver dans la consommation réitérée et partagée avec d’autres les moyens de remettre en cause l’organisation de la société tout entière et sa temporalité aliénante. Certes. Mais les raisons qui poussèrent Debord à boire étaient-elles seulement poétiques ou révolutionnaires ? Cette addiction qui n’a fait que croître avec les années ne cachait-elle pas autre chose, de disons moins louable, de moins reluisant ? De plus prosaïque ? Debord donne encore dans Panégyrique quelques indices allant dans ce sens : « Je n’ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être contestable de ma personnalité… », un peu plus loin : « Certaines de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables. » Est-ce à dire que d’autres l’étaient beaucoup moins ? Il semble l’avouer à demi-mot. Pour partie contestable ? Il le confesse. Le plus grand contempteur de notre société et de ses travers, auteurs d’œuvres aussi définitives que prophétiques sur sa décadence, était-il lucide quant à ses propres défauts ? Ne voyait-il pas chez ses contemporains pour lesquels il n’avait aucune indulgence une propension qui lui était propre et qu’il ne pouvait que condamner ? Plus simplement : les raisons qui le poussèrent à boire n’étaient-elles pas en grande partie les mêmes que celles qui poussaient les individus en masse à se soumettre consentants au joug de l’asservissement généralisé ?