Faux frère

Un homme, à trente-trois ans, se fâche avec tous ses amis. Que s'est-il passé ? Est-ce lui qui a changé, ou eux ? Est-ce le nouvel amour qui est entré, sans prévenir, dans sa vie ? Qu'ont-ils perdu à ses yeux qu'il ne veut à aucun prix abandonner ? Pourquoi semble-t-il en faire une question de vie ou de mort ? Orgueil démesuré ? Mégalomanie ? Paranoïa ? Le pardon est-il si difficile ? Revoyant d'anciennes connaissances et en faisant de nouvelles, il découvre dans sa quête éperdue de fraternité que l'amitié poursuivie pour elle-même, comme l'amour, est une impasse.

Après la création (La course aux étoiles), l'amour (Le mal-aimant), la liberté (Contradictions), l'auteur explore dans Faux frère le thème de l'amitié. « Ô amis, il n'y a pas d'ami », écrit Aristote. Si l'amitié est impossible, que reste-t-il ? L'aigreur et le ressentiment ? La terrible solitude ? Ou la plus grande des chances ?

 

Ouvrage disponible le 10 décembre 2014

(Premiers chapitres en libre accès)

 

 

1

 

Marc accroché au bois de la guitare vit un véritable calvaire. Penché sur les pédales, triturant les potards, il tente par les sons saturés et distordus qui en sortent de dissimuler son supplice ; ses yeux veulent fuir les miens, mais lorsque je croise son regard par hasard ou par nécessité, je mesure l’étendue de sa détresse, qui ne songe même plus à appeler à l'aide : il se débat au pied de l'ampli trois-corps, avec l’énergie et la conviction d’un noyé sombrant les chevilles coulées dans un bloc de béton. Sam, assis face au clavier, bras baissé et main relevée, donne la mesure, trois... quatre, le cahier ouvert sur le pupitre avec le stylo à disposition pour prendre des notes. Il déguste une bière comme s’il s’agissait d’un grand cru classé ; il tire, les yeux mi-clos, sur un joint de libanais qui empuantit le studio. Pas de mélodie ou de rythme binaire, il insiste, progressive et atonale, voilà ce que doit être la répétition aujourd’hui. Ce n’est pas la démarche qui plonge Marc dans un tel abattement, c’est lui qui a voulu la collaboration entre Sam, musicologue et prof de musique, et nous deux pour le concert au festival de La Villette. Bruitiste, Marc sait l’être, et la pratique du piano lui offre certainement plus de liberté qu’à moi pour s’engager sur un tel terrain. Batteur autodidacte, je serais plutôt le premier gêné par l’exercice. Est-ce parce que lorsque l’on vient du rock, sans éducation classique, ne sachant ni lire ni écrire la musique, on a toujours l’impression de trahir sa cause lorsqu’on se plie à ce genre de contrainte ? Ou est-ce le sentiment, récurent, d'imposture ? Autant en profiter pour se défaire de ses automatismes – et en rock, Dieu sait s'il y en a. Je déconstruis le jeu le plus possible, je joue sur les séries, les sons, les textures, les inversions ; je lâche les baguettes pour jouer avec les mains, utilise les éléments de la batterie isolément, comme autant d’instruments se justifiant par eux-mêmes. Je cherche, peu convaincu, sans trouver. Sam, écrasant le joint et jetant la canette à la poubelle, est très content du résultat, le naufrage sonique de Marc et la remise en cause rythmique lui ont visiblement plu ; on se revoit vendredi prochain pour la performance. Marc, plus long encore que d’habitude à ranger la guitare, les pédales et les jacks, est le dernier à sortir du studio. Sam abandonné à sa voiture, j’invite Marc à boire un verre, alors qu’Assia m’attend pour sortir ; je sens que cette fois c’est vraiment sérieux. Il ne met pas longtemps à me confesser qu’il est en enfer.

 

 

Marc prend sur lui l’échec de la répétition. Il parle de tout arrêter, d’abandonner la musique, sa copine, la France, tout. A son âge, trente ans passés, toujours en galère, jamais d’argent. Ce n’est pas la première fois qu’il me fait part de ce désarroi absolu, que lui répondre ? La vraie vie c’est celle-là, c’est la poésie, la création ; l’autre, la course à la reconnaissance et à l’argent, le confort, c’est la fausse, il ne faut pas se tromper. Au pire, qu’il prenne des notes sur ce qui lui arrive en ce moment, qu’il exprime tout ça, qu’il en sorte des sons, qu’il écrive des chansons ; si c’est raté, ça fera toujours une bonne thérapie, si c’est réussi, ça rendra service à des tas de personnes qui ressentent la même chose et qui n’ont ni les mots ni le temps pour le dire, ce sera sa rédemption. Il ne touche pas sa bière, je ne laisse passer aucun silence. Tu te fais une crise de lucidité à trente ans, ce n’est pas si grave, certains ne la font jamais, ou alors, trop tard, au moment de mourir, prends ça pour une chance, de tout remettre en cause, de tout recommencer. Il ne croit plus à rien, il est épuisé. Je lui dis que son désespoir finira bien par se nier lui-même, qu’à force de tout trouver absurde, il trouvera ça aussi absurde ; il pourra redonner du sens, renaître, créer ses propres valeurs, aller non plus au plaisir mais au devoir, non pas le devoir de nos parents évidemment, mais à son devoir, même si je ne sais pas quand cela interviendra, qu’on ne peut pas en décider, ce n’est pas un objet de maîtrise. Tu es traversé par quelque chose qui te dépasse, tu dois le transmettre. Il m’interrompt, pas le courage d’être un chaman, tu te découvres une âme Marc, et la conscience qui va avec. Il veut me croire, même s’il n’est qu’à moitié convaincu. Je sais que le remède est précaire, évidemment, je commence à réaliser, c’est ma vie que je défends, sa remise en cause est aussi la mienne. Ce qu’il traverse, je l’ai déjà traversé, et ça peut revenir tous les jours, à tout moment. À qui ai-je fait le plus de bien en parlant ainsi ? Je ne demande pas un sourire, juste ses yeux dans les miens, au moins quelques secondes. Il paraît aller mieux, à peine, je regarde l’heure au bar, surveille mon retard, il refuse une deuxième bière, il n’a pas fini la sienne, verse le reste de son verre dans le mien. Nous marchons ensemble, sans parler, jusqu’au métro. Sur le quai d’en face, avant de disparaître derrière la rame qui arrive, il redresse la tête vers moi et fait mine de se mettre des coups de poing dans la figure pour se redonner du courage.

 

 

Pierre tient à préciser, assez fort au comptoir où il finit le café-calva que j’ai réussi à lui offrir avec les dernières pièces, s’il paye le restau, ce n’est pas parce que je suis pauvre, mais parce qu’il est très content de me voir. Peu nombreux sont les amis qui prennent la peine de venir à Montreuil déjeuner avec lui, plus rares encore ceux qui acceptent de passer à l’atelier voir les toiles ; il vient d’en terminer de nouvelles, il tenait à avoir un avis. Nous avons pourtant peu parlé peinture en déjeunant dans le restau de cuisine traditionnelle française que Pierre affectionne tant, préférant nous réserver pour l’atelier ; nous avons discuté littérature, entre l’entrée et le plat, avec quelques verres de vin, de Céline et de Primo-Levi, de la thèse insoutenable que je me garderai bien de défendre devant tout le monde, mais avec Pierre je savais bien que rien ne pouvait le choquer, selon laquelle Céline explique mieux les camps de concentration que Primo-Levi, ce qui est évidemment un scandale de la pensée, mais qui est pourtant ma conviction profonde. Si c’est un homme est bouleversant à titre de témoignage, mais non pas en tant qu’œuvre littéraire, qui lui est, d’une certaine manière, toujours supérieure. Primo-Levi le dit lui-même : dans les camps, face à l’horreur, ils auraient dû parler une autre langue, il ne l’a pas fait, il a continué à penser avec des catégories qui l’avaient amené là (les Allemands sont comme ceci, les Italiens comme cela, les Français, les Grecs, etc.) et en écrivant dans un style datant d’avant la catastrophe. Alors que Céline dit, au début de Mort à crédit, une fois que l’on a vu la mort de près, on devrait parler autrement des choses. Ce qui mène les hommes à la barbarie, à la saloperie, il l’a très bien compris, il a ramené ça de la Première Guerre mondiale ; il en a rendu compte dans le Voyage, et dans un style inouï. J’ai bien conscience du côté inacceptable du propos, Primo-Levi a vécu le pire, et Céline était du côté des Allemands, c’est indéniable. Mais comment rendre compte de la supériorité de la littérature sur le politique, et même sur l’Histoire ? Plus encore de l’art sur la vie, de la fiction sur la réalité ? D’où ma défense réitérée devant lui de l’autofiction, que Pierre n’apprécie que modérément, qui n’a aucune valeur en soi, l’important ce n’est pas l’histoire, petite ou grande, mais ce que tu en fais, comme l’auteur de polar s’empare du monde policier ou de l’univers de la pègre, l’auteur de science-fiction de la science et de la technologie – puisque ces domaines littéraires lui étaient plus familiers ; ce n’est qu’une matière, qu’il faut transformer, même si dans l’autofiction le risque est bien plus grand : on est toujours à deux doigts de tomber dans les pièges de l’égo, les impasses du narcissisme. Mais n’est-ce pas plus honnête et plus courageux que de se cacher derrière de multiples personnages en prétendant ne rien dire de soi ? Portés par l’ivresse légère du repas et le plaisir des retrouvailles, nous continuons la discussion dans la rue, marchant vite et parlant de même. Pierre relit en ce moment La Fontaine, Molière, il est ébloui, par l’écriture, la pensée ; je suis dans Saint-Simon, j’en conviens aisément, ah l’esprit français, les auteurs qui nous permettent de mieux comprendre et supporter la réalité contemporaine ne sont pas Nietzsche, Marx, Freud ou Heidegger, mais bien plutôt Bossuet, Pascal, Saint-Simon, La Rochefoucauld, les classiques ; tout ce qui va à la vertu, le souci de la forme juste, le style de feu ; surtout, l’origine de toute déviance esthétique dévoilée, l’orgueil, l’amour-propre et ses innombrables masques. À mesure que nous approchons de l’atelier, une appréhension me gagne, vais-je aimer sa nouvelle peinture ? Si je n’aime pas, aurai-je le courage de le lui dire ? Et si je le lui dis sans détour, comment le prendra-t-il ? Ça faisait longtemps qu’il n’avait plus peint, lui aussi était dévoré par le doute, cette dernière série de toiles semble décisive, les espaces où il arrête de travailler sont de plus en plus longs, et les excuses de l'ancien atelier – où il faisait trop froid l’hiver, avec les tubes d’acrylique qui gelaient, et trop chaud l’été, avec la peinture qui à peine posée séchait et rendait presque impossible toute retouche, où il ne pouvait peindre qu’au printemps et à l’automne – ne valent plus ; s’il y a intermittences maintenant dans la création, elles ne viennent que de lui. Pierre pousse la lourde porte de l’ancien garage transformé en atelier qu’il partage avec deux colocataires, un autre peintre et un sculpteur. Il retourne rapidement les toiles qu’il installe par série de quatre qui doivent fonctionner ensemble. Ce sont des aplats, ternes ou mats, qui se compartimentent selon des lignes de forces plus ou moins géométriques, enserrant des figures massives qui s’enchevêtrent sur des horizons sans profondeur : pylônes électriques, employés EDF sanglés, grévistes auprès du feu, sa chienne bandée après une opération des ovaires. L’étrangeté qui s’en dégage n’est pas pour me déplaire, mais quelque chose me repousse. C’est trop lourd, épais, sourd ou sombre. Le malaise grandit avec le silence et l’attente de Pierre qui s’est éloigné de quelques pas pour me laisser regarder. Je ne sais pas quoi dire, j’ai peur de le blesser, peut-être ne suis-je pas bien disposé, pas assez concentré ; l’alcool, la digestion et l’amitié trop proches ne sont peut-être pas les mises en condition idéale pour la contemplation picturale. Je me dis que la gêne est encore une émotion, une réaction esthétique que je dois développer, à voix haute, devant Pierre. C’est trop composé, on se sent embrigadé dans la peinture, il n’y a pas d’espace, on n’y respire pas ; si je dois comparer ça à la musique, qui m’est plus proche, je dirais qu’il y a trop de bruits et pas assez de silence, pas de note ou d’accord distinct. Je comprends bien l’engagement, le faux réalisme soviétique détourné, la critique du démantèlement du service public, comme du reste de la société, la disparition des ouvriers de toute représentation sociale, mais il n’y a aucune perspective, pas d’ouverture ou d’échappatoire, en tant que spectateur il ne me reste que la claustrophobie, ou l’exclusion. Pierre s’est enfoncé dans un fauteuil au fond de l’atelier, il tire nerveusement sur une cigarette, il n’est pas d’accord avec moi mais trouve ça intéressant, pas d’accord du tout mais très intéressant, répète-t-il dans un sourire figé. On est loin de la peinture dynamique et colorée de ces dernières années, inspirée par ses trajets de train en rase campagne pour aller enseigner, des parcours urbains de nuit en voiture et des jeux vidéo de courses-poursuites. Je m’apprête à lui faire part de ma préférence sans doute douloureuse pour lui quand je remarque dans le coin une toile plus petite que je n’avais pas vue tout de suite, trop impressionné par le nombre et la véhémence des grands formats. Les tons y sont plus chauds, jaunes et bleus, l’ensemble plus aérien, un personnage énigmatique se tient debout légèrement en retrait, mains sur les hanches, dégageant un paysage aveugle, le corps sanglé comme les techniciens-escaladeurs des autres séries ; les traits du visage, à peine esquissés, se fondent dans le décor, souriants, et semblent évoquer la figure d’un Oussama Ben Laden narquois et vainqueur ; le pitbull à ses pieds, ventre bandé, regarde vers nous. Les repères se perdent face à la toile, malgré une observation scrupuleuse et prolongée le mystère demeure ; l’absence de perspective, limite des autres toiles, est maintenant une force, elle indique que tout est là, il n’y a pas à chercher ailleurs. Rien ne se passe, pourtant un drame, secret et silencieux, se joue à travers ce personnage, figure posée dans le paysage qui ne s’y intègre pas, icône d’un siècle et d’une religion inconnus. Quel est son message ? Quel avenir indique-t-il ? Règne nouveau, bouleversement ? Nouvelle apocalypse ? De quoi l’animal blessé, amputé de ses organes reproducteurs, nous prend-il à témoin ? La tension entre le familier et l’inquiétant, entre la présence et l'absence tour à tour indiscernables, n’est pas sans rappeler les représentations iconographiques du Moyen-Orient ou de Russie. C’est byzantin est tout ce que je trouve à dire, réclamant encore un peu de temps. Pierre est déçu, il a pris le mot byzantin au sens dérivé du terme, abscons ou obscur, inutilement mystérieux, alors qu’il a sans doute atteint dans la toile un nouveau sacré, qu’il a su, peut-être pour la première fois depuis qu’il peint, faire le lien entre deux termes inconnus, ou plutôt à montrer l’inconnu du lien qui unit deux termes identifiables. Le sens résiste, la raison est tenue en échec, c’est très bon signe, ça me touche beaucoup plus que ta peinture politico-sociale à gros sabots, il sourit, ça se montre autant que ça se dérobe, non vraiment c’est bien, je veux bien revoir cette toile plus tard. Pierre propose de passer à la maison prendre un verre, je pourrais aussi jeter un coup d’œil sur ses dernières créations en ligne, je ne suis pas sûr d’en avoir très envie, je reste encore dans la toile qui me poursuit, dans la rue je lui en reparle, l’encourage à travailler dans cette direction, ça lui fait plaisir, plus que je ne le crois, insiste-t-il. Le sujet des vacances est abordé, délicat pour Pierre qui ne part jamais, à part quelques jours, jamais loin, essentiellement pour faire des restos, je lui avoue une récente peur en avion, que je n’avais pas avant, de même que le vertige, nouveau pour moi, qui m’a saisi dernièrement en visitant un château dans les hauteurs de Lisbonne ; marchant sur les remparts étroits, les jambes se sont bloquées et se sont mises à trembler, moi qui gamin grimpait partout, y compris sur le toit des maisons de mon quartier, j’ai dû faire des efforts immenses de concentration pour arriver à rejoindre Assia restée au pied de l’enceinte. Je mets ça sur le compte d’une conscience nouvelle de la mort, liée indubitablement à l’accident cérébral de mon père. Pierre confesse qu’à trente-deux ans il ne l’a toujours pas, il ne réalise pas encore qu’un jour il devra mourir, ça n’entre pas dans son esprit ; de toute façon il n’aime pas voyager, alors prendre l’avion pour partir en Thaïlande faire du trek aux frontières du Laos et de la Birmanie comme je le fais, ça ne lui dit rien du tout. Je ne parviens pas à échapper à la discussion politique, qui m’ennuie toujours, Pierre a sur le sujet les idées les plus communes ; il ne voit pas d’issue, pour lui la féodalité est toujours présente : le petit nombre exploite la grande masse, il n’y a pas de complot, pas de main invisible, c’est comme ça, il n’y a rien à faire pour changer les choses. Je conviens que l’acte politique, celui qui consiste à s’opposer au droit du plus fort, est effectivement rare, mais qu’il existe, comme la création, comme la liberté, en tant qu’artiste on doit y croire, sinon autant renoncer tout de suite. Il en doute, il redécouvre au travers de Corinne le monde du travail, sa cruauté, son absurdité, il est consterné. Il me dit que ce n’est pas pour rien qu’il peint des toiles sans issue. J’avais déjà fait le lien entre tout ça, sur la route pendant qu’il parlait, Pierre n’a pas conscience de la mort, de la sienne et de celle des autres, il ne peut saisir sa liberté, il se sent par conséquent prisonnier de ses représentations ; l’art est l’effort pour en sortir, mais il n’y arrive pas toujours. Les voyages dans les cultures autres que la sienne le rebutent ; dans son œuvre pas de légèreté, ni de danse, ou de silence. Tout est plein en lui, récusant d’emblée l’altérité, le manque, la défaillance ou le vide. Il refuse de croire à toute forme de transcendance. Il est à côté des choses, tout près, mais pas dedans. D’où l’importance pour lui du jugement des autres, ce qu’ils peuvent penser en permanence, même si c’est souvent en réaction, c’est toujours en fonction d’eux qu’il parle et agit. Dans le même temps, marchant à ses côtés et l’écoutant, je me dis qu’il faut que j’arrête de faire de Pierre un personnage, une caricature de lui-même, ces différences de point de vue me sont indispensables, peut-être est-ce lui qui a raison, et c’est moi qui rêve éveillé, de liberté, de création, de rencontre, de monde meilleur. Assis dans un canapé défoncé, buvant une bière tiède sortie d'un réfrigérateur en panne et subissant les assauts répétés de la chienne – un molosse de cinquante kilos totalement inoffensif, mais incapable de réfréner des élans de joie et une envie inlassable de sauter sur les invités pour leur lécher les mains et le visage –, je regarde d’un œil distrait les productions de Pierre pour le Net, commandes de clients institutionnels plus ou moins respectables qui ne m’emballent guère ; j’en profite pour demander des nouvelles de Vincent, à qui je l’avais présenté pour qu’il travaille pour lui, producteur de Dominique A, Diabologum, Mendelson, Programme… dans l’espoir avoué qu’il sauve son âme en arrêtant de se vendre ainsi au plus offrant. Les temps sont durs pour les indépendants, en profite Pierre pour se donner une nouvelle fois raison, la grosse machine écrase tout, si sa dernière production ne marche pas, il craint de devoir mettre la clef sous la porte. Nous laissons passer doucement l’après-midi ; je le quitte au soir, sans savoir vraiment pourquoi je rentre chez moi.

 

Ben espère, à l’heure tardive où il appelle depuis Berlin, qu’il ne me dérange pas ou que je ne dormais pas encore. Je suis seul, je lisais, comment vas-tu ? La dernière fois qu’il est venu à Paris pour le Quatorze Juillet, on a réussi à se rater, de la malchance et un peu de mauvaise volonté des deux côtés. Il n’a pas grand-chose à raconter, toujours un peu la même vie en Allemagne, le boulot qui lui pèse, la pub c’est faire de la merde au milieu de cons, me redit-il d’une voix lasse ; son environnement, ce sont des créatifs qui méprisent leurs collègues qui méprisent les clients qui méprisent les consommateurs. Comment le contredire ? Et comment ne pas voir en effet que cette chaîne infernale du mépris est en train de lui revenir en pleine figure ? Tu ne voulais pas te mettre à ton compte ? redevenir illustrateur ? La situation est difficile en ce moment, en témoigne celle de sa copine et de beaucoup de ses amis, une génération entière plombée par le chômage, surdiplômée et déprimée, réduite à vivre de petits boulots : supermarché, porte-à-porte, télévente, téléphonie mobile, ou d’enchaîner les stages sans rapport avec leur cursus ; il s’en tire plutôt bien, tout le monde le lui dit, même en France, le salaire et l’appart, à Paris il ne les aurait pas. De quoi se plaint-il alors ? Avec sa copine non plus ce n’est pas la joie, il doute de ses sentiments, les tentations d’adultère au travail se font de plus en plus nombreuses, avec toutes les petites stagiaires qui ne semblent recrutées que pour leur physique de top model, si jeunes, la plupart venant de l’Est et prêtes à tout pour réussir, qu’il croise à tous les étages dans tous les services et que l’on retrouve à tous les pots, à toutes les fêtes que la boite organise où l’alcool et la drogue sont aussi convenus que le jus de fruits et les petits fours. Alors certains soirs, lorsqu’il ne rentre pas trop tard et qu’il trouve sa copine devant les émissions de téléréalité dont elle ne décroche pas, il sent l’écart se creuser. Les soirées séparées, chacun de leur côté avec leurs amis respectifs, se multiplient, de même que les nuits passées sur le canapé du salon, les engueulades, les silences qui durent, les cris. Et dire qu’il a tout quitté pour elle, famille, amis, travail, pays, pour tenter une nouvelle fois sa chance à l’étranger. Saura-t-il éviter la répétition des échecs passés ? Le retour au point de départ dans la rancœur et le ressentiment, après les tromperies, les mensonges et les déchirements ? Je veux le croire et le lui souhaite, cette fille avait l’air différente des autres, ou c’est lui qui paraissait changé ; je l’encourage au dialogue permanent, tout est dans la parole Ben, échangée ou donnée, se jeter dans les bras d’une autre fille n’est pas la meilleure solution pour régler les problèmes de couple, on a déjà donné dans le registre, tu sais comme moi que ça ne mène nulle part. Il sent peser ça comme une fatalité, sa résignation m’afflige, et puis il y a la barrière de la langue qu’il redécouvre, il ne parle que très mal l’allemand, il commence les cours, elle ne parle pas du tout français, l’essentiel de leurs échanges se déroule en anglais ; il pensait l’obstacle surmontable, il s’aperçoit de tout ce qu’on rate, y compris et surtout dans les sous-entendus et les non-dits, d’une langue étrangère qu’on ne maîtrisera jamais vraiment, même si elle est prétendument internationale. Qu’il change d’activité, qu’elle retrouve du travail, et ça ira mieux, hasardé-je, ce dernier argument ne lui parle pas, il reste évasif, ça ne dépend pas que de lui. Sa voix tout au long de la conversation n’a pas retrouvé de lumière, ni laissé échapper le moindre rire, si commun pourtant entre nous, et si facile. Je devine qu’il n’a pas entendu ce qu’il voulait entendre : que je demande des détails sur ces petites stagiaires, leur âge, est-ce qu’à moitié ivre il a roulé une pelle ou deux, déjà peloté un sein ou un cul comme il aime à le faire, a-t-il pris de la coke avec elles ? En somme, de la complicité dans le vice, un peu d’envie, de la compréhension et de l’indulgence pour la faiblesse. À la place, il a eu droit à une injonction à se ressaisir et un appel renouvelé à la foi dans le couple, est-ce vraiment cela qu’on attend d’un ami que l’on connaît depuis quinze ans et avec qui on a fait, durant l’adolescence, et bien après, toutes les conneries possibles et imaginables ? Mettant fin à un silence qui s’installe, il finit par prendre de mes nouvelles, et toi au fait, avec Assia ça va ? Oui, on part en Thaïlande, j’irai au Riverside à Chang Maï boire un coup à ta santé. J’espère que d’ici là ça ira mieux pour toi, ah le Riverside, lâche-t-il, enculé. Eux doivent partir pour le Vietnam, voyage prévu de longue date, il appréhende, ils doivent faire escale à Bangkok, oui ce serait délirant de se croiser à l’aéroport, douze ans après notre premier voyage ensemble.

 

 

Erwan a attendu que nous ayons bien bu, bien mangé et bien fumé, dans l’appartement où nous avons fait connaissance il y a quatre ans et où il n’avait pas mis les pieds depuis longtemps, pour présenter l’ensemble des dessins préparatoires à la BD de quarante pages qu’il a en projet. Dans un mélange de fierté et d’appréhension, il tend les feuilles sorties une à une du carton à dessin. Il sait que je déteste le work-in-progress, aussi bien comme fin que comme moyen, comme je le rappelais encore à Marc hier à qui je confirmais que je ne participerais pas à la performance de La Villette, faisant sa déception et, d’après lui, l'affliction de Sam qui avait aimé notre démarche. L’art doit se présenter achevé ; exhiber les conditions de création m’a toujours paru indécent et d’un rare mépris pour celui qui doit s’y confronter. Tout doit rester mystérieux pour le profane, sinon c’est l’habituelle vulgarité de l’idée de production qui l’emporte, avec la prétention faussement démocratique de pouvoir rendre compte de tout par la nécessité, selon une causalité plus ou moins complexe aux motifs variant dans la noblesse, mais toujours connaissable en droit. Le comment n’explique jamais rien du pourquoi, voilà ce que je ne cesse d’asséner à Erwan au cours de nos discussions sur l’art, mais ce soir c’est un peu différent, ce sont des retrouvailles après une longue période sans se voir, depuis qu’il a déménagé, pas très loin, une rue plus haut, de l’immeuble où nous étions voisins de palier. Il veut montrer qu’il a fait du chemin, je suis curieux de savoir où il en est, même si la BD m’intéresse de moins en moins, c’est par lui que je suis encore au courant – il m’a offert du Crumb, du J. Burns –, que j’ai retrouvé un peu du goût des lectures de l’adolescence. Il sait que j’ai longtemps dessiné, peint aussi, j’ai été son prof de philosophie pendant plus d’un an, quelques cours donnés dans son école et les plus nombreux en privé, dix ans nous séparent : je reste à ses yeux une figure, non pas de maître que j’ai d’emblée récusée et qu’il n’a de toute façon jamais réellement recherchée – à part au jeu de karoom où je continuerai de le surnommer petit scarabée tant qu’il perdra –, mais de conseiller privilégié, d’ami éclairé, et qui est bien obligé pour l’occasion, devant l’exhibition à la fois inquiète et confiante de son travail, de relativiser ses grandes théories sur l’art et de suspendre, le temps d’une soirée, ses principes définitifs sur les conditions de la création. Qu’importe après tout, à cette heure-ci et dans l’état où nous sommes, je sais louvoyer, dire que c’est ni bien ni mauvais, qu’il faut continuer, et plus sincèrement soutenir que l’essentiel ne réside pas simplement dans la recherche indéfinie de formes nouvelles, aussi intéressante soit-elle, mais dans la composition, et que c’est à ce moment-là, une fois la tâche réellement accomplie, qu’il pourra venir solliciter utilement mon avis. En attendant il pouvait toujours s’en remettre à ses anciens profs, dont c’est le métier, ou à Pierre et à Ben ; n’avais-je pas organisé avec eux, avant même la fin de sa première année à Estienne, une rencontre autour de ses travaux pour qu’il puisse bénéficier de leurs critiques ? Venant d’anciens diplômés des Beaux-arts et des Arts-déco, respectivement prof d’arts plastiques et directeur artistique, je m’étais dit que leur jugement pouvait être utile à un jeune d’à peine dix-huit ans, débarquant de sa Vendée natale et lancé de but en blanc, après un bac scientifique, dans des études d’arts appliqués. J’en avais surtout appelé à leur regard de professionnels, concernant l’avenir d’un possible métier, le milieu dans lequel il serait appelé à évoluer, domaine où je devais bien m’avouer totalement incompétent : qu’avais-je fait, moi, qui puisse m’y donner une quelconque légitimité ? En même temps, je ne me serais pas permis de faire perdre une seule seconde à Pierre et à Ben si je n’avais pas senti dans le trait, discontinu et hésitant, des dessins de ses premiers carnets de croquis, quelque chose de touchant et de prometteur. Quatre années après, ayant commencé à faire son trou dans la profession, un peu grâce à Ben et beaucoup grâce à Marc qui l’a introduit dans le milieu de la presse musicale, il garde à l’esprit l’envie de vivre de création, et non pas seulement de production, de revenir à l’art pour l’art – même si ce n’est que le neuvième – et non plus d’en rester à essayer, du mieux qu’il peut, à faire de l’habillage pour le commerce. Face aux dessins et aux ébauches de planches, esquissant une fiction aux allégories un peu appuyées avec des métaphores animales quelque peu revues, sur le thème du difficile passage à l’âge adulte, je ne lui cache pas que je préférais la veine autobiographique, qui abordait d’ailleurs le même sujet, qu’il a pourtant vite abandonnée, du temps qu’il tenait un journal illustré relatant sa première année à Paris, affranchi de la tutelle des parents, avec les vertiges et les angoisses de la nouvelle liberté, les espoirs et les questions dans l’engagement de ses études ; les amitiés naissantes qui remplacent les anciennes restées en province, les filles surtout, la régulière demeurée elle-aussi au loin et celles, d’ici, de passage, qu’il dessinait particulièrement bien. J’ai toujours pensé que ce qui sauvait Erwan des habituelles régressions adolescentes de la BD était qu’il savait apparemment baiser les filles et les dessiner, les croquer dans les deux sens du terme, et qu’il n’y avait rien de tel pour rester dans le vrai et se préserver de l’idéalisation niaise comme du cynisme morbide, les deux écueils dont semblent ne jamais sortir les auteurs de bandes dessinées, en France tout du moins, restant le plus souvent affligés d’une immaturité désolante, qui ne sait traiter du sexe que dans le rire ou l’obscénité, et de la mort dans l’occultation ou la dramaturgie. Erwan saura-t-il mener ce énième projet à terme ? De combien m’en a-t-il parlé et dont je n’ai jamais vu la réalisation aboutie ? Une nouvelle fois, je peux voir Erwan au milieu du gué, marquant le pas, interdit, devant le grand saut à faire. Comment lui dire qu’il doit engager son être tout entier dans la création s’il veut un jour y arriver ? Il faut travailler Erwan, plusieurs heures par jour, sinon ça ne veut rien dire.

 

 

 

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Erwan a tenté, depuis la date prévue du retour de Thaïlande, de me joindre à neuf reprises, sans réussir à m’avoir une seule fois. Comment aurait-il pu deviner que j’étais toujours à Bangkok, alité dans une chambre au seizième étage du General Hospital dans le service des maladies tropicales, ignorant de quel mal – dengue, palu ou SRAS ? – j’étais atteint, et quel remède ou quelle date de retour je pouvais escompter ? Les analyses de sang n’ayant rien révélé, ce qui n’a rassuré personne, le docteur Singh – un Indien sikh au turban traditionnel et à l’air jovial qui la première fois m’a serré la main en s’exclamant que j’étais bien trop chaud pour que nous puissions faire connaissance, avant de disparaître du box dans lequel j’avais été admis toutes sirènes hurlantes – a simplement émis l’hypothèse à son retour, très content de lui et de sa plaisanterie, d’un scrub typhus, une fois considérée l’information de notre séjour prolongé dans le nord du pays, autrement dit un parasite sanguin, probablement transmis par des sangsues dans les montagnes, dont quelques-unes durant le trek avaient effectivement fait leur joie de ma peau et de mon sang. Épuisé et déshydraté, encore fébrile et sans concentration devant le clavier thaï aux touches contrariées et sans accent d’un ordinateur du service, je n’ai pu contacter que Pierre, le seul dont je me suis souvenu de l’adresse électronique, le chargeant s’il le voulait bien de prévenir Ben et les autres, dont j’avais perdu tous les contacts lors de la traversée d’une rivière en crue avec Assia et notre guide. Sans doute n’avait-il pas Erwan parmi ses contacts, à moins qu’il n’ait été vaincu par un nouvel accès de fainéantise, ou qu’il ait estimé que celui-ci ne faisait pas partie du cercle immédiat des amis intimes, de ceux comme lui que je connaissais depuis plus de quinze ans. La seule réponse que j’ai eue de sa part était la confirmation que Ben était parti au Vietnam, qu’il était donc passé par Bangkok le jour même où je devais rentrer en France. M’a-t-il aperçu, par le plus grand des hasards, pris de tremblements et de convulsions sur un fauteuil roulant conduit par un infirmier, avec Assia qui suivait derrière poussant les sacs sur un chariot, dont les cadeaux qu’elle avait achetés en grand nombre pour les proches ne cessaient de tomber ? M’a-t-il vu stupéfait, derrière une vitre ou depuis un escalator, littéralement à bout de force au terme de plusieurs jours de fièvre sans rien avaler ni réussir à dormir, tentant de contrôler les spasmes qui secouaient mon corps, le front dans la main, alors que je pensais à mon père rivé à son fauteuil, dans la même position, les larmes aux yeux, aussi démuni et désemparé que lui ? Ce qui était sûr, c’est que j’ai pensé à Ben à ce moment précis où l’on m’emmenait vers l’infirmerie de l’aéroport, et où mes os, à force de se glacer, semblaient vouloir se rompre. La seule bravoure de mon esprit désarmé a été auparavant de persuader Assia que je ne pouvais voler, en dépit de ses objurgations contraires à rentrer en France pour me faire soigner, que les services de maladies tropicales, si c’en était bien une que j’avais contractée, seraient plus compétents ici qu’à Paris ou à Moscou, si j’arrivais seulement à atteindre l'escale. Effaçant ses messages du répondeur, qui demandent avec insistance où je peux être et qu’est-ce que je peux bien faire, je suis loin de me douter, à mon tour, de ce qu’Erwan peut avoir à me dire pour vouloir me joindre à ce point.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

Faux frère
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