Flaubert, un Normand en Orient

 

Recueil disponible le 10 mai 2014

(Premières pages de l'essai en libre accès)

 

«  Voyager (bien que ce soit un triste plaisir) est encore la plus tolérable chose de l’existence, puisque tout est impossible ici-bas, l’art, l’amour, l’argent, tous nos rêves, tout ce qu’on désire. » (Lettre à Aglaé Sabatier, 4 décembre 1859.)

Flaubert n’aimait pas la vie. À vrai dire, peu de choses trouvaient grâce à ses yeux, ni la vie, ni l’amour, encore moins son époque et ses contemporains. Seuls l’amitié et le voyage semblent l’avoir sorti un temps — avec la littérature — de son dégoût irrévocable pour l’existence. En 1849, alors qu’il se cherche encore en tant qu’écrivain, il entreprend avec son ami Ducamp un long voyage à travers l’Égypte, la Palestine, Rhodes, l’Asie Mineure, Constantinople, la Grèce et l’Italie. Il y expérimentera un autre rapport à l’espace, au temps et au corps qui bouleversera son projet d’écriture.

Flaubert faillit bien ne jamais quitter sa Normandie natale, ses habitants rougeauds, ses vaches nonchalantes et ses bocages fleuris. Jeune homme solitaire, casanier, un brin timoré, dernier fils surprotégé par sa mère et trop bien nourri, il n’a pas exactement le profil de l’aventurier prêt à parcourir le monde. Sujet à des crises d’épilepsie, dont une provoqua un accident en carriole qui manqua de lui coûter la vie, il a dû renoncer à ses études de droit à Paris pour se consacrer tout entier à la carrière d’écrivain qu’il s’est juré, loin de toute mondanité, d’embrasser. Mais à vingt-sept ans passés, reclus dans la demeure familiale de Croisset, c’est encore un velléitaire mélancolique qui aspire à la grande œuvre tout en se dépitant de son talent. Quelques textes sans importance, une Tentation de saint Antoine ratée, quelques déplacements ici ou là en France et en Italie et surgit la possibilité d’un périple de dix-huit mois avec son ami Maxime Ducamp pour le compte des ministères de l’Instruction publique et du Commerce, une « mission » — lui aux carnets de notes, Ducamp à la photo — qui les emmènera de l’Afrique au Moyen-Orient durant un périple d’un an et demi. Sans le savoir, ce voyage faisant resurgir ses rêves d’enfants les plus enfouis fera de lui, enfin, un écrivain.

Franchement, c’était chouette

C’est d’abord l’Égypte. Le Caire, le souk, la chaleur du climat et des hommes, le Nil en bateau. Le temps et l’espace se dilatent, Flaubert le blasé s’éveille ; les formes et les couleurs se révèlent à lui dans une orgie de sens perpétuelle. Sa physionomie change rapidement, la métamorphose est en cours, un autre usage du corps l’attend. Le Normand empoté se transforme peu à peu en baroudeur des sables. Il écrit à sa mère, « Le soleil s’est enfin décidé à me culotter la peau, je passe au bronze antique (ce qui me satisfait), j’engraisse (ce qui me désole), ma barbe pousse comme une savane d’Amérique. » Il découvre le désert, tombe en adoration, les hommes y sont rares, le spectacle absolu, le misanthrope de Croisset s’y sent comme chez lui ; ce sont les courses à cheval à travers les dunes (« nous dévorions l’espace »), les pyramides («  franchement, c’était chouette  »), les rives de ce fleuve «  cocasse et magnifique » qu’il voit plus vertes que la campagne normande. Ce sont surtout les habitants, les Bédouins, qu’il trouve très gais, «  les meilleurs gens du monde. » Il apprécie leur hospitalité, s’entraîne à leurs mœurs avec plus ou moins de bonheur. «  À votre arrivée, le sheik chez lequel vous logez fait tuer un mouton, les principaux du pays viennent vous faire une visite, et vous baiser les mains l’un après l’autre. On se laisse faire avec un aplomb de grand sultan, puis on se met à table, c’est-à-dire le cul par terre tous en rond autour du plat commun, dans lequel on plonge les mains, déchiquetant, mâchant et rotant à qui mieux mieux. C’est une politesse du pays, il faut roter après les repas. Je m’en acquitte mal. En revanche je pète beaucoup et vesse encore plus. » Derrière des récits encore empreints d’un certain esprit colonial apparaît chez Flaubert une estime grandissante pour les peuples arabes et un mépris toujours plus affiché de toute forme d’ethnocentrisme européen (il ne manque d’ailleurs jamais dans son abondante correspondance une occasion de railler leurs représentants en France, tel que Béranger). Les autochtones d’Afrique du Nord ne veulent toujours rien entendre des vérités bourgeoises et catholiques enseignées — de gré ou de force — par le Vieux Continent ? Cela le ravit et l’enthousiasme pour la suite de ce prétendu voyage d’études.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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