Contradictions
A quel destin s'attendre lorsque ni le travail, ni l'amour ni l'amitié ne remplissent une vie ? Entre un amour qui ne veut pas finir et un père aux portes de la mort, la colère, la révolte, l'idéologie ou l'intransigeance suffisent-elles pour s'en sortir ? Comment échapper à l'écart, à la marginalisation, à la folie ? Et si l'issue ce n'était pas de s'en sortir, mais précisément d'y rester, et d'abandonner tout espoir ? N'est-ce pas lorsque tout nous échappe que la vérité se découvre enfin ?
Ecrit avant La course aux étoiles et Le mal-aimant, Contradictions doit être considéré pourtant comme leur suite chronologique, où le personnage, après l'expérience de l'échec de la création collective et des écueils du tourisme sentimental, découvre dans la perte et la dépossession une étrange vérité.
(Premiers chapitres en libre accès)
1
Bien sûr que je n’ai pas assuré, bien sûr que je n’assure pas – et ça te fait marrer –, mais je ne suis pas là pour assurer, je ne suis même pas sûr d’être là. Même quand je te baise, je suis ailleurs. Je n’ai jamais été de ce monde. Je n’ai jamais compris comment la vie fonctionnait. Des années que je fais semblant, que je me mens à moi-même, que j’essaie vainement de faire comme les autres, d’avoir une vie, d’avoir des projets, de vouloir réaliser ou construire quelque chose. Mais je n’ai rien à réaliser, rien à construire. Je veux tout simplement ne rien faire dans cette vie que je n’accepte absolument pas. Je ne suis fait, et tu vas encore rire, que pour aimer et ici, je le sais, c’est impossible. Je ne veux plus être gentil, être le gars comme il faut, je veux être affreusement méchant. Que l’on sache enfin qu’il faut refuser tout ça, que c’est insupportable. Je veux ne pas comprendre, tu comprends ? Je veux absolument ne pas comprendre, préférer mes contradictions à celles du monde. Je ne veux plus être parmi vous, à partager vos fausses joies et vos vraies peines. Que vous compreniez enfin que je ne suis pas des vôtres, et que plus je m’éloigne, plus je me rapproche. Je n’ai jamais été aussi près de ma vie et de mon destin. Je veux savoir pourquoi on a niqué ma vie, pourquoi je ne peux plus aimer, pourquoi je ne peux pas travailler, pourquoi les choses sont devenues si difficiles, que ce soient les rencontres, une simple discussion ou l’amitié. Quitte à y passer, car c’est quand même la voie que je prends, ça, je le sais. Alors ne vient pas me dire que je suis irresponsable, j’ai un autre sens de la responsabilité. Je suis responsable pour les autres, et moi je m’en fous, voilà la vérité. J’ai les moyens de prouver désormais que ma vie n’est pas une erreur.
On ne m’avait pas prévenu, je ne savais pas qu’écrire c’était jouer sa peau. Si j’avais eu plus de curiosité, si j’avais lu davantage les correspondances ou les interviews, j’aurais peut-être appris par les écrivains que ça ne rigolait pas, qu’on n’était pas là pour se promener, que c’était même tout le contraire. Les autres passent, oui, se baladent, voyagent un peu, bougent beaucoup, s’agitent surtout ; mais écrire, précisément, ce n’est pas partir, ce n’est pas s’en sortir, c’est rester là, sur le côté, ou en plein dedans. C’est y être et y rester.
2
Bien évidemment ce sont les amis qui vous portent les coups les plus durs, et c’est normal. Venant de la famille ou d’inconnus, on peut toujours se défendre, parer, eux, on ne les a pas choisis, on peut répondre. Mais les amis, ça ne prévient pas et personne ne vous en protège. Ils sont censés être de frères, des compagnons de luttes, de galères. Mais non, une seconde d’inattention et c’est le coup de couteau dans le dos. Comme Pierre, ou comme Erwan l’autre jour. Il a pourtant été au chômage, lui aussi, se réveillant le matin ne sachant que faire de sa journée, sans aucune raison valable de se lever ; il a connu le désœuvrement, et l'indigence qui va avec. Il a même cru pouvoir devenir fou à force de ne savoir quoi faire. Il n’y est pourtant pas resté longtemps. Mais il n’a rien appris, rien retenu. Parce qu’il vient de trouver une formation de six mois en alternance et qu’il bosse depuis seulement une semaine, il se permet le soir même à propos de mon boulot un paternaliste tu ne vas quand même pas faire ça toute ta vie. Voilà, à peine sorti du trou et il me prend déjà de haut. Qu’est-ce que ça peut lui foutre, d’abord, que je rate ma vie ? À lui et aux autres ? Que je n’aie aucune ambition ? Que je ne désire pas réussir ? Est-ce que je vais pleurnicher, comme lui le fait, comme tous le font, au moindre petit souci qui met en évidence toutes les contradictions de leur vie ? Je suis souriant, de bonne humeur, toujours à l’écoute de leurs problèmes, je suis pudique au point qu’ils ne connaissent jamais les miens, ou si peu, je suis affable et avenant, disponible, et eux s’inquiètent pour moi, fatigués qu’ils sont, excédés par leur semaine à cavaler, n’écoutant qu’à moitié ce qu’on leur dit, ou entendant mal, interprétant tout de travers selon leur intérêt, indifférents face à l’inacceptable et s’énervant pour ce qui ne le mérite déjà plus. Ce sont eux qui me font la leçon, même ma mère ne me parle plus comme ça, ma sœur et mon frère n’oseraient jamais, et mes amis me disent sans ciller qu’est-ce que tu comptes faire ? Ils ont un teint de merde, des cernes jusqu’au milieu des joues, des maladies de peau, des ulcérations, des insomnies, perdent leurs cheveux, fument comme des pompiers, boivent comme des trous, sont obligés de se défoncer la tête le week-end pour arriver à s’amuser un tout petit peu, et il faudrait que je suive leur avis éclairé ; moi qui n’ai jamais été aussi bien, aussi en forme, à nager dès que l’envie m’en prend et qui dort du sommeil du juste ? Je sais que je suis une insulte à leur quotidien, une objection vivante à leurs existences démentes, une réfutation de tout ce qui les motive dans la vie, la moindre des choses est de me le faire payer, d’une façon ou d’une autre, avec des petites remarques assassines qui veulent passer pour de la sollicitude. Ils pensent : très bien, mais plus tard ? Je suis prêt à prendre les paris. Mon temps est le présent, je ne vis pas pour un autre instant que celui-ci. Je me lève le matin parce que je le veux bien, pas parce que je le dois ou que j’y suis obligé. Je n’ai même pas de réveil. Je m’éveille et je me dis : la journée m’appartient. Ce luxe inouï, c’est ce boulot d'enquêteur, trois heures en soirée, qui me le permet, ça et les quelques cours que je donne. Il faut savoir partager certaines conditions. Cet appartement minuscule, je veux bien y rester toujours s’il le faut. Cette vie, je suis prêt à avoir la même jusqu’au bout. Et cette ville qui n’a plus d’histoire, je veux bien y finir mes jours, ce n’est pas la plus laide. Je n’écris pas pour être reconnu, pour le jour où l’on pourra me lire et me reconnaître. Je ne veux pas séduire, je ne suis pas là pour subjuguer, encore moins pour prendre le pouvoir. J’écris pour me rendre le présent chaque jour plus précieux, plus intense, en vous souhaitant le même bonheur. Pas besoin de petites morts, de saut à l’élastique, de départ dans d’autres villes, de voyages sous les tropiques, de poignées d’argent, de drogues plus ou moins fortes ou d’aventures sexuelles débridées. Je n’ai pas à fuir, je ne veux pas m’évader ou décoller. Mais eux veulent s’en sortir à tout prix, c’est-à-dire s’élever, écraser les autres d’une manière ou d’une autre, leur marcher dessus, leur montrer plus ou moins violemment, selon leurs petits ou grands talents, bossent dur pour ça, qu’ils sont au-dessus. Et rien de pire qu’un artiste pour cela, malgré les dénégations et les motivations prétendument contraires. Tous ceux que je connais et qui ont des velléités artistiques ou qui créent le font la plupart pour de très mauvaises raisons, ils veulent montrer qu’ils sont les plus forts, se faire reconnaître comme les plus balaises ou les plus malins dans leur domaine. Comment font-ils pour vouloir à ce point réussir dans un monde qu’ils condamnent ? La moindre des choses lorsqu’on refuse cette société est d’y échouer promptement. Je m’y emploie chaque jour, et sans méthode, du mieux que je peux.
Être enquêteur à la Sofrès, c’est se retrouver au cœur du réel, de la fange sociale, des désirs indigents et des demandes grotesques. La misère, ce n’est pas la rue, c’est la pensée marketing. On est vraiment dans la merde quand on travaille dans un institut de sondages, dans celle des autres c’est vrai, mais d’abord dans la sienne. En être là à trente ans passés, c’est qu’on a tout raté, ou presque. Il est donc conseillé de ne pas avoir le nez trop fin ou les mains tatillonnes, ni l’esprit trop scrupuleux. Cela nécessite de grandes qualités humaines, des compétences que peu soupçonnent et que la direction ne rémunère que très mal : le reniement de soi, la honte digérée, l’oubli de son orgueil et de tout amour-propre. Il suffit de nous voir entrer vers dix-sept heures dans leurs locaux de banlieue, traînant des pieds par petits groupes solitaires, le regard fuyant, la discussion laconique, avec nos soupirs de résolution découragée devant les ascenseurs. Sitôt à l’intérieur, c’est l’écran, le casque et le micro, seul avec « l’opinion publique » au bout du fil, « l’avis des français », cet étrange mélange de bon sens vieilli et de bêtise intacte. J’ai passé ici plus de coups de fil que je n’en passerai de toute ma vie, j’ai eu au téléphone toutes sortes de personnes à qui je pensais ne jamais parler et je leur ai posé des questions d’une imbécillité dont je ne me serais jamais cru autorisé. Certaines décisions dans la vie sont très importantes, comme par exemple le choix du conjoint ; d’autres le sont moins, comme par exemple le choix d’une marque d’allumettes ; d’après cette distinction, comment classez-vous le choix d’une marque de thé : comme quelque chose d’extrêmement important, de très important, d’assez important, de peu important ou de pas important du tout ? Au début, on est parcouru de la trouble impression que la France – du moins celle qui répond au téléphone – est une vieille femme seule sourde, qui n’attend plus rien de la vie si ce n’est de mourir, Alors les sondages, vous comprenez… – Oui, je comprends madame, excusez-moi de vous avoir dérangée. Puis les voix changent, les interlocuteurs varient. C’est un homme de quarante ans au chômage, qui hurle au combiné qu’il ne veut pas répondre aux enquêtes par téléphone, que de toute façon il vote Front-National, très bien, monsieur, je vous envoie un enquêteur terrain. – Quoi ? Des menaces ? ; c’est un enfant de six ans resté seul à la maison, livré à lui-même et qui ne sait pas à quelle heure ses parents rentrent ; c’est un couple qui se chamaille presque pour participer, qui adore ça, il nous faudrait en priorité le chef de ménage – Le quoi ? – L’homme actif le plus âgé du foyer. – L’avis des femmes, ça ne vous intéresse pas ? ; c’est la fameuse ménagère de moins de cinquante ans qui a un avis sur tout mais qui n’a jamais, quelles que soient les questions, d’opinions politiques, ni à droite, ni à gauche, jeune homme, vous êtes sourd ? La politique, ça ne m’intéresse pas. Ce sont des individus qui ne parlent pas français, qui le parlent mais ne le comprennent pas ; qui le comprennent mais ne savent pas comment vous expliquer qu’ils ne veulent pas répondre – c’est à vous de le faire à leur place ; ou qui raccrochent sans rien dire. Ce sont surtout des personnes si fatiguées qu’elles n’ont plus les moyens d’avoir une opinion, fût-elle idiote, las d’une fatigue qui empêche toute prise de rendez-vous pour une autre fois, écoutez, j’ai passé une journée de merde, je suis exténué, non, demain non plus, ni après-demain, ni les autres jours. Ce qui déprime le plus n’est pas de se faire éconduire ou rabrouer avec plus ou moins de tact, pour cela il suffit de se souvenir que soi-même on ne répondait jamais aux sondages avant de faire ce boulot et que l’on était rarement plus aimable, mais bien de tomber sur une personne heureuse, épanouie, et qui accepte avec entrain de se taper un questionnaire de vingt-cinq minutes annoncées. Comme ce samedi matin, où un homme décroche, la voix claire, enjouée, il a dû se dire, tiens, la journée commence bien, le téléphone sonne, qui cela peut-il bien être ? un sondage ? vingt-cinq minutes, allons, pourquoi pas, rendons service à ce brave enquêteur, il ne doit pas rigoler tous les jours, soyons civil. Je lui demande son âge, sa profession. Il est architecte, j’imagine la maison. Il est marié, deux enfants. Ils jouent auprès de lui, je les entends juste à côté, au casque on entend tout, ils ne crient pas, babillent et rigolent ; j’entends aussi sa femme au loin, qui chante, avec une jolie voix, un peu à la Françoiz Breut, elle ne semble pas dérangée le moins du monde que son mari perde une demi-heure un samedi matin pour répondre à une enquête. Je ne sais pas où j’appelle, il doit faire beau. Tant de joie perceptible me tue. C’est le week-end et je bosse. Je ferme les yeux, je vois le soleil baignant le salon, se reflétant sur les cheveux de sa femme et sur le visage de ses enfants joueurs. Je code les réponses, il prend le temps de réfléchir, de bien répondre, de ne pas se contredire, de ne pas dire de bêtises. Il prend ça très au sérieux, dans la bonne humeur. Il plaisante parfois, je ris de bon cœur. Au bord des larmes. Je touche le fond, j’ai trente et un ans, pas de vrai boulot, pas de femme, pas d’enfants, mon père à l’hôpital, et je me retrouve là à faire un job d’étudiant pour tenter de joindre les bouts.Sur la page d’accueil du numéro suivant, je vois apparaître le prénom Rédemption ; il faut une bonne dose de bigoterie, ou de l’insouciance, pour baptiser sa fille ainsi. Elle n’est pas là, oui, je peux rappeler plus tard. À chaque appel, je dois demander l’âge et le métier du chef de ménage ; sans ces renseignements qui servent à établir la sacro-sainte catégorie socioprofessionnelle, le questionnaire ne vaut rien. On s’aide pour cela d’une nomenclature très précise des professions qui se trouve dans un petit livret vert de soixante pages, il paraît qu’elles y sont toutes. Cela me donne l’occasion de découvrir à chaque fois de nouveaux métiers dont j’ignorais jusqu’à l’existence, maigres divertissements dans ces heures de frustrations et de contraintes ravalées. Mais que peut bien faire un charron, un claviste, un chanfreineur, un ébarbeur, ou un massicotier ? Qu’est-ce qu’un peaussier, un porion, un repousseur ? Un surjeteur, un tractiste, j’arrive à imaginer, mais un tréfileur ? un warpeur ? un zymotechnicien ? Ces métiers existent-ils seulement encore ? Comme « ramasseur de lait », « cycliste de presse », « valet de ferme », « guérisseur » ? Ces intitulés sont à eux seuls pour moi et pour d’autres ici de véritables petites poésies au sein du trivial absolu. Toute la société et ses possibles domaines d’activités sont contenus dans ces cinquante-huit pages, inactifs compris. Ce qui fait la petite fierté couarde des formateurs, c’est que les professions ne sont pas classées en fonction des revenus, mais de 1 à 7 et se détaillant en vingt et un postes selon le degré d’indépendance, d’autonomie et de responsabilité qu’elles sont censées représenter. Ce n’est rien d’autre que l’échelle graduée du niveau de soumission atteint par chacun, quel que soit son salaire. L’agriculteur exploitant, même ruiné, alcoolique et au bord du suicide, est classé en premier ; il est considéré comme le plus autonome, le plus indépendant dans ses décisions et le plus responsable de ses choix. Ceci explique cela, et le formidable taux de suicide qu’atteint cette catégorie socioprofessionnelle, loin devant les policiers. Je pense à mes oncles et tantes, ou à mes grands-parents paysans, chez qui j’allais passer chaque été de mon enfance un mois de vacances au milieu des vaches, des canards, du foin et des champs de maïs. L’artisan, le commerçant et le chef d’entreprise, à coup sûr surmenés et dépressifs, viennent en second ; leur degré d’initiatives et de responsabilités étant jugé lui-aussi très élevé. Je pense à ma mère qui ne va pas très bien en ce moment, qui est très fatiguée. Arrivent ensuite les cadres, les professions intellectuelles supérieures et autres professions libérales ; constipés, asthéniques ou cyclothymiques, ils n’en gardent pas moins un pouvoir décisionnel important. Il faut que je pense à appeler ma sœur, j’espère qu’elle va bien. Dans cette troisième catégorie, je découvre qu’un mannequin équivaut à un ministre et un préfet vaut un chef d’entreprise. Selon cette classification et sa formidable hiérarchie empruntée à l’Insee, un ministre s’avère donc moins responsable qu’un agriculteur, et un présentateur ou un top modèle le valent bien. Elle est finalement assez juste, cette classification. Certains pensent que ceux qui prennent de l’héroïne sont des gens qui ne trouvent pas leur place dans la société, vous êtes tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d'accord avec cette opinion ? Juste en dessous, en quatrième position, les professions dites « intermédiaires », je ne sais pas trop ce que cela veut dire, j’en déduis que cette classe doit dépendre des précédentes et régir la suivante, celle indéfinie des « employés. » Juste entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas, ou entre ceux qui croient le détenir et ceux qui ont l’impression de ne plus avoir le choix de leur vie, se trouvent l’enseignant et le contre-maître, le policier et l’infirmière, l’ecclésiastique et l’éducateur. Il se classe où, mon frère, dans tout ça ? Web-Master n’y est pas. On nous a enseigné en formation qu’aucun nouveau nom de métier pratiquement n’était apparu depuis Napoléon. Le plus récent doit dater de 1940. Il faut regarder à Informaticien, puis à Analyste-Programmeur, qui n’est autre que l’ancien perforateur de cartes pour rentrer les données. Et moi ? Je suis dans quoi dans tout ça ? J’ai appris que sur certaines études, Militaire, Curé et Artiste étaient codés dans une catégorie à part. Je me verrais plus volontiers avec eux. Récemment encore « inactif », à la recherche d’un emploi, au dernier des niveaux, je suis maintenant « employé d’entreprise », en cinquième position, juste avant les ouvriers en sixième et les retraités en septième, avec un poil de décision en plus, à peine, l’étape juste avant la robotisation en usine ou la lobotomie devant la télé. Certains pensent que ceux qui prennent de l’héroïne sont des parasites, des gens qui vivent aux crochets de la société. Vous êtes tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord avec cette opinion ? Je regarde pour mon père, il y a plusieurs noms, cafetier, gérant de brasserie, débitant de boisson, tenancier de café, tôlier – non, ça c’est de l’argot, les vrais s’occupent de carrosseries – , pas un n’a le même code, 46, 22 ou 48, il faudrait savoir. Désormais retraité, inactif, et invalide. Ils y sont bien tous, sauf deux : Prostituée et Sondeur. Le métier des métiers, modèle de tous les rapports salariés, n’y figure pas, et ma malheureuse compromission y est omise. Je vérifie à Péripatéticienne, non, rien. Les prostituées sont pourtant soumises à l’impôt et déduisent même les capotes de leur déclaration. Il y a bien Enquêteur, mais nous avons reçu la consigne de ne pas les interroger, l’enquêteur connaît les ficelles, il pourrait fausser le questionnaire. Dommage, je n’ai pas le courage d’être une pute. J’ai beau chercher, feuilleter le livret de bout en bout, aucune activité n’arrive à me faire envie, quand bien même aurais-je dix-sept ans et le choix des études devant moi. Pas même pilote d’avion, pompier, ou médecin. Toutes me paraissent lâches et inutiles. Je sais simplement que je ne veux plus être là, à passer des coups de fil absurdes à des personnes qui n’ont que des opinions et jamais d’idées. Une vie défile : sage-femme, aide-maternelle, instituteur, surveillant, professeur, directeur des ressources humaines, maire, avocat, assureur, banquier, huissier, médecin-psychiatre, pharmacien, armurier, ambulancier, infirmière, prêtre, fossoyeur. Et par rapport à ce que vous attendiez, c’était mieux, conforme ou moins bien ? Et le fait que ce soit moins bien, c’était pour vous acceptable, peu acceptable, ou inacceptable ?