Nietzsche et les 120 ans du rock

 

Recueil disponible le 10 mai 2014

(Premières pages de l'essai en libre accès)

 

Le rock n’est pas né, comme l’année 2004 tenait absolument à nous le faire croire, il y a cinquante ans aux États-Unis, mais bel et bien en Europe au dix-neuvième siècle. Plusieurs poètes, et non des moindres, comme Nietzsche, Rimbaud, Lautréamont, l’ont rêvé, en ont défini les règles et l’ont appelé de leurs vœux. Oublions Elvis Presley et la spoliation faite aux noirs, le rock est affaire de poésie et le premier rocker de la terre s’appelle Nietzsche. La preuve par le texte.

Il est toujours dangereux de vouloir à tout prix retrouver chez des auteurs du passé les prémices d’un mouvement artistique actuel dont ils n’avaient par définition aucune idée et qu’ils auraient été peut-être même les premiers à détester. Ceci étant posé, en relisant les poètes les plus fulgurants du XIXe siècle, on est surpris de constater à quel point ils avaient anticipé notre époque, comment ils avaient défini ce qui devait être notre art et plus précisément sa musique. Ainsi Nietzsche, dressant en 1888 le bilan de son œuvre dans Ecce Homo, fait cette étrange confession : « Je n’ai, au fond, aucune raison de renoncer à l’espoir d’un avenir dionysiaque de la musique. Sautons un siècle et regardons ; supposons que mon attentat contre deux mille ans de lèse nature et de lèse humanité ait réussi. » Ce siècle d’avance, nous l’avons maintenant derrière nous et il est possible de se demander avec Nietzsche si la musique dont il rêvait s’est réalisée ou non, et si oui, quelle est son nom.

Rythmée et mélodique, universelle et populaire

Cette musique, il l’évoque déjà dans son premier ouvrage, La Naissance de la Tragédie, il pense à Wagner, mais voit déjà au-delà. Elle est avant tout d’inspiration populaire (ce que la musique de Wagner n’est pas) et incarne de façon durable l’alliance de l’esprit apollinien (de la mise en forme) avec celui de Dionysos (l’esprit du fond chaotique et indistinct de toute chose), autrement dit de l’intelligence et de la sensibilité, de la règle et de l’anarchie, de l’aristocrate et de l’homme de la rue. Simple et rythmée, s’affranchissant de toutes les conventions qui enserraient l’ancienne musique, elle dépasse les modes, les cultures et les frontières, « Son immense diffusion parmi tous les peuples, ce pouvoir qui est en permanence le sien, de se renouveler et de s’enrichir sont pour nous les témoins de cette double impulsion artistique de la nature qui laisse sa trace dans la chanson populaire, comme, de manière analogue, les commotions orgiaques d’un peuple qui s’éternisent dans sa musique. » Comment ne pas penser en lisant ces lignes à Woodstock, à Hendrix devant une foule « commotionnée » à l’île de Wight, ou même à nos raves contemporaines ? On est bien loin en effet des salons du dix-huitième et de la musique de chambre. De cette musique, Nietzsche nous dit que le rythme y est fondamental, pour ne pas dire prédominant, il est même selon lui à l’origine de toute forme de poésie. « Le rythme est une contrainte ; il engendre une envie irrésistible de céder, de se mettre à l’unisson ; ce n’est pas seulement le pas, c’est aussi l’âme qui suit la mesure. » écrit-il dans Aurore. Mais ce qui fait la différence, c’est la mélodie, son évidence, sa capacité à se graver si facilement dans la mémoire collective et à en exprimer l’inconscient. « La chanson populaire est d’abord à prendre comme miroir musical du monde, mélodie originelle à la recherche d’une manifestation onirique qui lui soit parallèle et qu’elle exprime dans la poésie. » Dans le cœur de Nietzsche, on peut légitiment supposer que les Beatles l’auraient emporté sur les Stones, surtout sur la question du refrain : « La mélodie est donc l’élément premier et universel […] elle est d’ailleurs, pour l’évaluation naïve d’un peuple, ce qu’il y a de plus important et de plus nécessaire. La mélodie enfante, à vrai dire ne cesse d’enfanter la poésie : la forme strophique de la chanson populaire ne veut pas dire autre chose. » Il précise encore, toujours dans La naissance de la tragédie, le rôle de la chanson, des paroles et de leur scansion, « Dans la poésie des chansons populaires, nous voyons donc le langage tendre de toutes ses forces à imiter la musique. » Et c’est toute l’histoire de la pop (et accessoirement celle du rap) qui est résumée en une phrase.

Grossière et démesurée

Qui seront les porteurs de cette nouvelle musique populaire et universelle, affranchie des règles du passé ? Quelle belle jeunesse en aura la charge et la responsabilité ? Là encore, ce n’est plus à Wagner et à ses disciples que Nietzsche pense, mais à une génération à venir, violente et provocatrice, ne devant que susciter auprès de la précédente qu’effroi, incompréhension ou mépris. « Il se peut que cette génération à venir paraisse plus méchante, dans l’ensemble, que l’actuelle – car elle sera plus franche dans le bien comme dans le mal ; il se pourrait même que son âme, s’il lui est donné un jour de s’exprimer librement, dans tout son retentissement, ébranlât, et épouvantât nos âmes comme si fusait la voix d’un malin génie de la nature jusqu’alors bien caché. » (Considérations Inactuelles) On croirait entendre, entre les lignes, les guitares saturées des Sex Pistols et la voix geignarde de Johnny Rotten entonnant I’m a antechrist (bien plus qu’Alice Cooper ou Marylin Manson). Punk, Nietzsche ? assurément, ou rappeur hard-core. Son engeance aura un but destructeur qu’il fixe, lui, avec plus d’un siècle d’avance...

 

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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