Fight Club, combat clandestin

 

Recueil disponible le 10 mai 2014

(Premières pages de l'essai en libre accès)

 

« Notre grande guerre est spirituelle, notre grande récession, c’est nos vies. »

En adaptant Fight Club, le roman culte de Chuck Palahniuk qui glorifiait la violence faite à soi et aux autres, David Fincher n’a pas seulement mis en scène une critique radicale de la vie quotidienne occidentale, doublée d’une remise en cause brute de toute la culture américaine – et accessoirement réalisé l’un des plus beaux films de baston jamais produits par Hollywood –, il aura également accompli un film profondément nihiliste, atteignant dans son paroxysme aux sommets de la théologie négative.

 

Le personnage principal, incarné à l’écran par Edward Norton, n’a pas de nom, ou alors plusieurs ; c’est un antihéros banal jusqu’à l’anonymat, qui représente l’archétype du cadre moyen : jeune trentenaire, adepte du mobilier suédois, des plats micro-ondés et de la télévision, et qui le soir venu est incapable de trouver la quiétude et le sommeil que devrait lui fournir tout le confort de son statut social. Il a beau travailler plus pour consommer plus, il doit faire face à un curieux paradoxe, plus il acquiert et moins il trouve le repos. La perte de sommeil va peu à peu modifier son rapport au quotidien ; en ne dormant plus, tout devient à la longue « une expérience hors du corps », chaque chose paraissant être « une copie de copie de copie » ; la réalité elle-même perd de sa force, elle prend de plus en plus l’apparence d’un mauvais rêve perpétuel. Epuisé et désemparé, et pensant peut-être que le bien-être est encore une chose qu’on achète, il se voit refuser par son médecin l’ordonnance de somnifères et de tranquillisants qu’il réclame, intimer à la place de se détendre et de faire du sport, et puisqu’il se plaint de « souffrir », d’aller assister à une réunion de soutien aux malades atteints du cancer des testicules, histoire de voir ce qu’est la vraie douleur. C’est en acceptant de franchir la porte de l’une de ces soirées méthodistes que le cours rectiligne de sa vie cadrée va se briser une première fois.

Et tout le monde qui sourit avec ce flingue invisible collé sur la tempe

Au milieu de ces hommes en sursis, qui vont à la mort ou qui en reviennent, et qui étrangement paraissent plus libres que lui, c’est à l’expression d’une parole vraie qu’il assiste. Loin de tout rôle social, chacun se montre tel qu’il est, vulnérable et mortel, se livrant à l’attention des autres, à leur écoute, à leur compassion. Étant pris sur un malentendu pour un malade lui aussi atteint d’un cancer, il peut laisser éclater à son tour sa faiblesse cachée, et dans les bras d'hommes en pleurs, c’est un semblant de fraternité qui paraît retrouvé. Cette séance bouleversante de libération lui rendant un sommeil d’enfant, le cadre dynamique stressé devient vite dépendant aux réunions de groupe en tout genre : cancer du côlon, mélanome malin, parasites du cerveau, mais aussi alcooliques anonymes, victimes d’inceste. Il le lui faut les multiplier s’il ne veut pas voir l’insomnie revenir. Car ce que recouvre « Cornelius », ou « Rupert », ou « Travis », changeant de nom à chaque réunion, et qui seule le soir l’apaise, ce n’est pas tant la communion obligée dans le malheur, mais cette étrange vérité que le jour sa conscience de « bien-portant » s’empresse de refouler : il faut accepter sa souffrance, au lieu de la nier, en la confessant, en avouant sa peur, ne plus fuir, renoncer aux vagues espoirs pour apprécier l’instant ; devant l’urgence de la mort, ne plus reporter indéfiniment le moment où il faudra vivre. C’est cela, le miracle de la mort qui libère. Il fait donc sienne cette proposition en l’inversant : si perdre tout espoir, c’est gagner la liberté, alors pour devenir libre il faut apprendre à désespérer.

C’est le plus grand moment de ta vie mec, et tu t’en évades

Les effets bénéfiques d’une telle révélation ne durent pas. Une rencontre féminine, dès son apparition, va tout remettre en cause. Marla Singer, jouée au cinéma par la gothique flamboyante Helena Bonham Carter, est une fille paumée, dont la vie n’a aucun sens car « elle n’a rien avec quoi la mettre en contraste », comme beaucoup, « elle a peur de s’engager et de se tromper, aussi refuse-t-elle de s’engager à quoi que ce soit » et dont le seul drame de son existence est qu’elle vit comme si elle devait mourir d’un instant à l’autre « et que cela n’arrive jamais. » La reconnaissant à plusieurs de ses réunions (y compris au cancer des testicules…), il devine qu’elle pratique le même passe-temps que lui et l’image de son propre mensonge lui est renvoyée. Comme elle à l’évidence, il sait qu’il n’est pas malade, pas plus qu’il ne désespère pour de vrai ; tous deux font semblant, ce sont des touristes, qui se donnent l’illusion de la vie en se mettant au contact factice de la mort. Démasqué par sa seule présence, et ne pouvant l’exclure sous peine de se faire lui-même dénoncer, il ne peut fermer l’oeil de la nuit et vit à nouveau la journée comme un somnambule. Ce qu’il ignore, c’est qu’il ne suffit pas de croire qu’on va mourir, ni même de le savoir pour gagner la liberté ; cette mort qui délivre, il faut en faire soi-même l’expérience.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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