Céline, le Salaud Absolu
Recueil disponible le 10 mai 2014
(Premières pages de l'essai en libre accès)
Peu d’auteurs comme Céline se seront employés avec une telle opiniâtreté à se faire détester, et aucun – à part peut-être Genet – n’aura eu à ce point le courage de la lâcheté et de la trahison. Vil, méprisable, couard, raciste et nihiliste, Céline aura joué tous les rôles pour tenter d’échapper à l’esprit grégaire et si stupidement guerrier de son siècle atroce. Au terme d'une fuite effarée, au bout de l’humanité et de sa nuit sans fin, il aura finalement rejoint le destin de son personnage des débuts, le Ferdinand Bardamu du Voyage, recherchant comme lui à travers l’Histoire une impossible expiation au crime universel des hommes.
Fils indigne
Céline a passé son temps à déformer, à exagérer, à mentir et à se plaindre. Cette mauvaise foi considérable s’est exercée dès la sortie en 1932 du Voyage au bout de la nuit et les premières interviews. À des journalistes qui n’ont encore aucune raison de mettre sa parole en doute, il laisse entendre qu’il est issu d’un milieu populaire, qu’il a connu une enfance difficile, qu’il a décroché après la guerre son diplôme de médecin tout en travaillant et qu’il s’est installé en banlieue pour soigner les pauvres, embrassant en quelque sorte, dans le métier comme dans l'œuvre (« du communisme avec une âme ») leur condition et leur cause. En vérité, Céline, Louis-Ferdinand Destouches de son vrai nom, est issu de la petite noblesse breto-normande dont la devise sur le blason familial était Plus d’honneur que d’honneurs ; les grands-parents étaient propriétaires à Asnières, percevaient des loyers, possédaient un magasin et un appartement à Paris ainsi que des bons au porteur. Son père était cadre d’assurance, sa mère commerçante. Après une première faillite en banlieue, et grâce à l’argent de la grand-mère, les parents se sont installés passage Choiseul à Paris où ils ont ouvert un commerce de « dentelles et curiosités ». C’est là que Céline passe la plus grande partie de son enfance, il va à l’école privée, prend des cours de piano, fait sa première communion à Saint-Roch. On est loin des descriptions larmoyantes et pathétiques de Mort à crédit. Le jeudi après-midi sa grand-mère l’emmène au musée Grévin, au cinéma voir les premiers Méliès. Pour son avenir professionnel que ses parents souhaitent dans le commerce international, il est envoyé en séjours linguistiques, l’Allemagne d’abord, où sa pratique de l’allemand se révèle très vite satisfaisante (ça lui servira plus tard), puis l’Angleterre, dans un pensionnaire bourgeois d’une station balnéaire, où il apprend l’anglais en pratiquant le sport et en découvrant les filles. Il y a, en 1909 en France, des enfances plus difficiles que celle-là. Le certificat d’étude en poche, le voilà faisant des stages parmi les grands commerçants parisiens, dont le célèbre joaillier Lacloche… à qui il donne entière satisfaction et qui lui promet une place définitive s’il devance l’appel pour faire son service militaire.
Petit-bourgeois malhonnête
Si Céline a si effrontément menti sur son enfance, c’est qu’elle fût pour lui, en dépit des faits et des privilèges, véritablement malheureuse. Il déteste son milieu, la méchanceté bornée de son père, le fatalisme bigot de sa mère, la mesquinerie comptable de l’esprit petit-bourgeois, avec ses travers coutumiers : l’envie, la médisance, la hantise du jugement des autres, la crainte perpétuelle de l’avenir et de l’ailleurs. En secret, le petit Louis-Ferdinand aspire à autre chose, il rêve de voyages, d’aventures, de conquêtes et de grandes épopées, il imagine des récits épiques inspirés des illustrés que sa grand-mère lui offre. Il haïra avec la même intensité l’école et ses camarades de classe, retrouvant chez eux la même bêtise et la même cruauté qui président aux relations entre adultes. Les différents stages ne lui apprendront que le dégoût du travail et la haine des patrons, qu’il gardera toute sa vie. Et puis, par-dessus tout ça, il y a l’armée, la Première Guerre mondiale qui éclate, sa jeunesse – parmi des millions d’autres – sacrifiée aux intérêts des marchands et des politiciens. Pour ce qui est du voyage et de l’aventure il est servi, pour l’épopée et l’héroïsme il repassera, il est aux premières loges pour assister à l’une des plus grandes boucheries de l’Histoire, la première d’un siècle qui en comptera décidément beaucoup. Mais Céline n’est pas seulement un spectateur effrayé et incrédule, il est aussi un acteur du conflit, brigadier maréchal des logis du 12e cuirassier, blessé au bras lors d’une mission de transmission où il s’est porté volontaire.
Mauvais patriote
Voyage au bout de la nuit ouvre sur le conflit de 14-18, le départ la fleur au fusil de son héros et le retour au bord de la folie. Si le Ferdinand Bardamu du roman se révèle beaucoup plus lâche que ne l’a été Céline durant les combats – il a été récompensé de la médaille militaire pour sa bravoure au front – les nombreuses considérations qui émaillent le livre sur la guerre et la conduite absurde des hommes viennent bel et bien de Céline, devenu après le retour à la vie civile un pacifiste convaincu doublé d’un anarchiste forcené. « Jamais je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. Une immense, universelle moquerie. » Rien ne justifie pour lui une telle sauvagerie, même civilisée et industrielle. La haine des Allemands ? Il ne la partage pas, il a été à l’école avec eux, il a parlé leur langue. La défense de la France, des Français ? Un leurre, une illusion à laquelle il ne croit pas, « La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les Français. » De cette expérience limite – la mort fréquentée au quotidien, la folie meurtrière élevée au rang de raison d’État – naît une vocation d’écrivain et la morale esthétique qui va avec : « La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez l’homme et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. » Après avoir plongé dans l’abîme de la mort en masse et le néant dans lequel s’engouffre tout sens, Céline ne revient qu’avec une seule conviction : « Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit. »