Gauguin le sauvage

 

Recueil disponible le 10 mai 2014

(Premières pages de l'essai en libre accès)

 

Quand Gauguin embarque à bord d’un navire marchant en 1891 pour une traversée de deux mois à destination de la Polynésie française, il laisse derrière lui femme et enfants, travail, amis, camarades, compagnons de création et de misère. Mais ce qu’il fuit avant tout, plus que la pauvreté accablante de la Métropole, c’est la société elle-même, son travail aliénant, ses valeurs familiales réactionnaires, son conformisme affligeant, son mauvais goût absolu pour la pompe et les bains de sang – cette société qui vient de traîner Flaubert et Baudelaire en procès, qui ignore tout encore de Rimbaud et de Lautréamont, et qui va bientôt railler avec la même fatuité Manet, Van Gogh et Cézanne. Bien plus, c’est à la civilisation tout entière que Gauguin tourne le dos, et à sa grande édificatrice, la religion judéo-chrétienne, responsable à ses yeux, avec son labeur rédempteur, son ressentiment chevillé au corps et sa conscience honteuse, de la décadence de l’homme occidental.

Comme d’autres avant lui, Gauguin part à la recherche d’un paradis terrestre, celui perdu, peut-être, de son enfance péruvienne (cinq années à Lima de trois à huit ans), de la genèse d’avant la chute d’Adam, ou de ceux qu’il a entrevus au cours des sept années passées avant son mariage à naviguer pour le compte de la marine marchande. Il ne sait pas encore ce qu’il va trouver mais il sait ce qu’il quitte : un continent braillard, sourd et aveugle à son art et à celui de ses amis, qu’ils s’appellent Émile Bernard, Camille Pissaro ou Vincent Van Gogh. L’art ici, tout simplement, est impossible, que ce soit en Normandie, en Bretagne ou à Arles ; les communautés d’artistes qu’il y a fondées avec plus ou moins de réussite ne l’ont mené nulle part, il le sait, aucune reconnaissance ni considération ne sont plus à attendre de ce pays qui célèbre les Pompiers pour mieux mépriser les « Fauves » en devenir. « Impressionnisme », « cloisonnisme », « synthétisme », rien n’y fait, la France reste « académique. » Avant le grand départ pour la Polynésie, il y a eu plusieurs tentatives : le Danemark, le Panama avec le peintre Charles Laval, la Martinique ; il a songé au Tonkin, à Madagascar, ce sera finalement Tahiti. Gauguin l’asocial est toujours en quête d’une communauté d’hommes capables de l’accepter tel qu’il est, c’est-à-dire hors norme, violent, immoral, imprévisible, unique, sauvage dans l'art comme dans la vie.

Imitation puérile et grotesque

Gauguin part sans prévention, « sans esprit de comparaison », il arrive à Papeete, la déception ne se fait guère attendre, à peine débarqué il assiste à l’enterrement expédié du dernier roi indigène de l’île ; l’administration locale bâcle la cérémonie, les fonctionnaires s’en détournent aussi rapidement qu’ils en sont venus, les natifs eux-mêmes semblent désabusés ou indifférents. Gauguin comprend tout de suite que c’est la culture maorie que l’on vient d’inhumer sous ses yeux. « Avec lui, la tradition maorie était morte. C’était bien fini. La civilisation, hélas ! triomphait – soldatesque, négoce et fonctionnarisme.» La veille Europe dont il pensait s’affranchir en venant ici est partout présente « – Sous les espèces aggravantes encore du snobisme colonial, d’une imitation puérile et grotesque jusqu’à la caricature. » Dépité, il s’efforce de trouver encore quelques valeurs et quelque grâce aux derniers représentants de cette tradition fantasmée. Il essaye de faire abstraction de la réalité triviale et sordide de la colonisation, y arrive par moment ; des visages, un profil, une tenue, un sourire évoquent vaguement en lui ce qu’a pu être autrefois la grandeur et la magnificence de cette peuplade aujourd’hui soumise. « Écoeuré par toute cette trivialité européenne, trop récemment débarqué pour avoir pu démêler ce qui persiste de national dans cette race vaincue, de réel et de beau sous le factice et désobligeant placage de nos importations, j’étais en quelque sorte aveugle. » Il travaille à se déciller les yeux, à se défaire de ses préjugés, de ses a priori d’Occidental en quête d’exotisme.

La princesse était délicieuse

Il y parvient peu à peu, il évite de fréquenter les fonctionnaires de l’île, se trouve une vahiné, se met au dialecte local. Il n’est pas dupe de sa jeune compagne, ni de leur relation biaisée d’emblée, « Je savais bien que son amour, très intéressé, n’eut guère pesé plus lourd dans des esprits strictement européens, que la complaisance vénale d’une fille. » À travers elle cependant, et malgré l’intéressement légitiment supposé, il commence à percevoir une fierté, un orgueil, une pose altière qui le fascinent, quelque chose de féodal et d’aristocratique demeure chez cette jeune fille qui le toise et se moque parfois de lui. Mais il sait qu’en restant à Papeete, auprès de cette « demi-blanche », corrompue par le contact des hommes du continent, il ne découvrira rien de ce qu’il cherche ; il s’est fait une raison, « Les Européens ont dans ce pays rabaissé tout à leur niveau. » Avant son déménagement pour un coin plus reculé de l’île, une prétendue princesse lui rend visite, il est malade, alité, retardé dans son départ par un reste de bronchite contractée en France. Gauguin n’est pas encore débarrassé totalement de sa vision d’Européen, de ses représentations étroites d’homme blanc nouvellement arrivé, mais quelque chose va se passer au contact de la « princesse » et lui permettre de changer de regard sur la beauté maorie. « Sa légère robe transparente se tendit sur les reins, des reins à supporter un monde : il n’y avait pas d’erreur, c’était bien une princesse ; ses aïeux ? des géants braves et forts. Sur ses puissantes épaules la tête était solidement plantée. Je ne vis un instant que sa mâchoire d’anthropophage, ses dents prêtes à me déchirer, son regard fuyant de rusé animal, et malgré un très beau front noble, je la trouvai tout à fait laide. » Gauguin a malgré tout le sens du rang et de l’hospitalité (ne descend-il pas lui-même par sa mère d’un vice-roi du Pérou ?), il lui propose de l’absinthe, qu’ils boivent ensemble, lui allongé, elle assise, sur le lit. La bouteille file, et les yeux de Gauguin découvrent peu à peu son hôte sous une autre lumière ; elle roule une cigarette tahitienne, s’allonge auprès de lui, « Ses deux pieds caressaient le bois d’extrémité, telle la langue d’un tigre sur son crâne. Son visage s’était singulièrement radouci et animé. Je m’imaginai entendre le ronron d’un félin méditant une horrible sensualité. Comme l’homme est changeant! Voilà que je la trouvai belle, très belle. Et quand elle me dit de la saccade dans la voix : “ Tu es joli ”, un grand trouble m’envahit. Décidément, décidément… la princesse était délicieuse. » Elle lui récite une fable de La Fontaine, La Cigale et la fourmi, souvenir d’un passage chez les bonnes sœurs, Gauguin va saisir d’un coup tout ce qui peut séparer deux cultures et ce qui peut rapprocher deux êtres sur un même lit. « Les fourmis ! (Et sa bouche indiquait le dégoût.) Les cigales ! comme je les aime. C’est si beau, si bon de chanter. Chanter toujours. Donner toujours… toujours. » Avec fierté, elle clôt l’entrevue, « Quel beau royaume était le nôtre, celui où l’homme comme la terre prodiguait ses bienfaits, nous chantions toute l’année. » Elle se lève et l’abandonne à ses rêveries. Gauguin sait désormais que son destin est lié à cet archipel et à ces femmes, dépositaires selon lui, bien plus que les hommes, de la tradition ancestrale dont il veut percer le mystère.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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