Rimbaud, le traître éternel
Recueil disponible le 10 mai 2014
(Premières pages de l'essai en libre accès)
« L’enfant / Gêneur, la si sotte bête, / Ne doit cesser un instant / De ruser et d’être traître. »
Croyant fervent, athée résolu, premier de la classe, fugueur, fils indigne et faux frère, révolutionnaire convaincu, giton, maître-chanteur, expatrié et trafiquant d’armes, Rimbaud aura été l’homme de tous les reniements, mais plus encore que d’avoir dans une même dénégation renié Dieu et les hommes, la plus grande trahison – à coup sûr celle qu’on lui pardonne le moins – demeure celle qu’il a faite à la poésie, qu’il abandonne à vingt ans et qu’il abjure avant de mourir. Pourtant Rimbaud est resté fidèle toute sa vie à un rêve d’enfant et à une image pieuse : celui d’un homme partant à la découverte de pays inconnus, et celle d’Antoine, ermite perdu dans le désert, écartelé entre tentation et sainteté.
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Je ne suis pas au monde
Rimbaud n’a jamais cru qu’il était vraiment l’enfant de ses parents. En tout cas pas seulement, un enfant de la nature aussi, un enfant de la grâce. Fils de son père ? La question est réglée, celui-ci a quitté le domicile conjugal alors qu’Arthur n’avait que six ans, il ne saura presque rien du militaire de carrière, capitaine parti en Afrique du Nord apprendre l’arabe et traduire le Coran. Enfant préféré de sa mère ? Qu’a-t-il de commun, en dehors d’un air sévère et railleur, avec cette femme intolérante et bigote, travailleuse et obstinée, qui écrira plus tard « Ceux qu’il faut envoyer paître, ce sont ceux qui ne croient pas en Dieu, puisqu’ils n’ont ni coeur ni âme, on peut les envoyer paître avec les vaches et les cochons, ce sont leurs égaux » ? Comment se sentirait-il alors des affinités avec les camarades de son âge, qu’il méprise la plupart du temps, se découvrant très vite plus sensible et plus intelligent qu’eux ? Doué à l’école, excellant au catéchisme, la mère peut être fière de son petit Jean Nicolas Arthur, surtout lorsqu’elle apprend qu’il s’est battu jusqu’au sang dans l’église avec des adolescents qui avaient osé profaner l’eau bénite.« D’une foi ardente, d’une dévotion exaltée jusqu’au martyre s’il avait fallu » se souviendra de lui l’un des rares témoins de l’enfance. Peut-elle deviner que derrière l’exaltation mystique se cache un désir de fuite sans commune mesure, un dégoût rare pour l’endroit qu’il habite et sa population ? L’« air narquois », « l’éclair de moquerie dans les yeux » qu’il laisse transparaître la plupart du temps lui offrent peu d’amis ; sa mère le surveille, ses soeurs l’encadrent, l’ennui est inimaginable. À quoi rêve-t-on quand l’enfance est une punition sans fin, école et leçons religieuses comprises ? À des idoles « mexicaine et flamande », aux « superbes noires », aux « princesses de démarche et de costumes tyranniques », aux « petites étrangères. » L’imagination vient remplir les après-midis vides et les dimanches silencieux. « A sept ans, il faisait des romans sur la vie / Du grand désert, où luit la liberté ravie / Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait / De journaux illustrés où, rouge, il regardait / Des Espagnoles rires et des Italiennes. » L’ailleurs, l’amour, les transports imaginaires qu’ils permettent, voilà tout ce qui intéresse l’enfant mutique.
L'horrible quantité de force et de science
Ce n’est pas la province, ce n’est pas la campagne, enfant on s’y amuse parfois dix fois plus qu’en ville, ce n’est pas le lieu, c’est lui. L’enfant vit une vie de déjà-mort, de vieillard qui n’a pas vécu, avec sa maladie caractéristique, le romantisme. Voici le cadre :« Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. – Le curé aura emporté la clef de l’église » ; il y a des loges inhabitées, des palissades trop hautes qui cachent seulement qu’il n’y a rien à voir, des hameaux sans coqs, sans enclume, des horloges qui ne sonnent pas, des voitures abandonnées. « Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse. » Quel regard jettera-t-il plus tard sur sa première jeunesse ? « Le Sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d’été, l’horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. » Le gâchis est considérable. Si Rimbaud n’a pas d’endroit où se sentir vivant, pas de pays ou de patrie auquel s’identifier, il n’a pas non plus de langue propre. Il maîtrise très tôt aussi bien les mortes, les étrangères que la natale. Premiers prix au collège en latin, grec, français. La conscience précoce de sa supériorité intellectuelle l’autorise à mépriser les mathématiques et les sciences, matières sans subjectivité qui le rebutent, il y triche, loue en échange au plus offrant ses talents de versificateur. Il saute des classes, double son frère, perd au passage sa complicité, suscite la méfiance des professeurs et la crainte de ses camarades. Deux condisciples de séminaire, un peu plus âgés que lui, défient sa morgue et méritent un temps son amitié, ils forment ensemble le rêve de partir à la découverte de contrées inconnues en Afrique, chercher les sources du Nil, se jurent adultes de le réaliser ; le plus sérieusement du monde, ils se mettent au portugais, Rimbaud, lui, apprend l’amharique, langue du Choa, lointain pays d’Abyssinie… Des trois, il sera le seul à tenir parole.
La vraie vie est absente
La ferveur poétique remplace la religieuse, bien vite passée.« La Vierge n’est plus la vierge du livre. / Les mystiques élans se cassent quelques fois… / Et vient la pauvreté des images, que cuivre / L’ennui, l’enluminure atroce et les vieux bois. » L’ardeur se tourne vers les poètes antiques et classiques, autre façon de s’évader, de parcourir les civilisations et les siècles. Mais la révélation vient avec les écrivains hors normes, maudits ou censurés, défiant le temps et les autorités : Villon, avec sa langue impure de bandit condamné à l’exil, où il imagine des« tavernes flamboyantes pleines de cri des buveurs heurtant les pots d’étain et souvent les flamberges, du ricanement des ribaudes, et du chant aspre des rebecs mendiants » et Rabelais, l’incommensurable, pour l’irrespect, le scatologique, le grotesque, l’outrage permanent, le délire. Il n’a pas quinze ans, il s’amuse avec une incroyable aisance à imiter ou à pasticher leur style. Oublié l’hommage ampoulé en latin au Prince impérial pour sa communion ; ce qui fait l’objet de ses premiers écrits, ce sont les débâcles amoureuses d’un séminariste qui pue des pieds. L’oeuvre de Rimbaud, on l’oublie volontiers, commence avec des histoires de chaussettes pestilentielles et finit avec des pets foireux de chambrée. Qu’a-t-il en tête, cet adolescent irrévérencieux ? Imagine-t-il des histoires d’enfant qui regarde déployer sous les ânes « ce long tube sanglant », qui bande pour sa mère déjà âgée, pour sa petite soeur qui pisse sur la glace, pour « le bout, gros, noir et dur » de son père, et qui bande aussi pour la bonne, la Sainte Vierge et le crucifix, et qu’obsède le « gland tenace et trop consulté » ? Il l’écrira. Oui, la foi est perdue, la pureté et la candeur sont loin, le blasphème est facile, c’est l’hommage inversé constant.
Fier de ses premiers entêtements
L’avis des autres compte peu. Un professeur de rhétorique, Izambard, un peu moins sourd que les autres, alimente le talent en pleine croissance. Il le cultive, l’initie à Lamartine, Boileau, lui prête en douce Hugo, Musset. La mère, fermée à toute écriture qui n’est pas sainte, ira s’en plaindre. Le maître est bientôt dépassé, les poèmes que lui refile son élève sont meilleurs que les siens, les leçons changent de sens. Il est de bon ton de convenir aujourd’hui que ces poèmes de collège et de lycée ne sont pas si géniaux que ça, pour ne pas dire autre chose. Il écrit « Je parlerais dans ta bouche / J’irais, pressant / Ton corps, comme un enfant qu’on couche / Ivre de sang », il a seize ans. On souhaite à tous les adolescents de composer de pareilles banalités. Sûr de son jugement et de sa valeur, il envoie bientôt promener et la mère et le professeur, refusant de se plier à leur injonction commune de passer le bac. Il fugue, rate son arrivée sur Paris (il est arrêté pour vagabondage à la descente du train), repart, se fait héberger par la famille d’Izambard. L’esclandre est à la fois familial, municipal et académique ; le jeune professeur, suspecté de relations trop privilégiées, se fera muter. Affranchi de ses études, Rimbaud le remerciera à sa manière : « Vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. » Il lui décrit sa nouvelle vie, « Je me fais cyniquement entretenir ; je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. » Ce sont les fameuses lettres dites du « voyant » (ou du voyou, selon les commentateurs) où il témoigne moins de sa conception de la poésie que de son expérience fondamentale, dont il doute par ailleurs qu’elle soit accessible au commun des mortels, a fortiori à un professeur de l’Éducation nationale.
Ineffable torture
« Il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense. – Pardon du jeu de mot. » Absent au monde, aux autres et à soi-même, « Rimbaud » est un sujet étrange qui fait de l’étrangeté sa subjectivité propre. « Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! » Ce que Rimbaud découvre, c’est la relativité et l’infinité des possibilités du Sujet ; ce que la plupart des hommes, rivés à l’arbitraire de leur identité, s’empressent de recouvrir du nom d’« ineffable », il décide, lui, à dix-sept ans, d’en faire un champ d’expérimentation et un idéal de vie. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! » Il a raison de le rappeler, ce n’est pas tant une question de technique et de parti-pris littéraires que de courage et de détermination. Rimbaud sait ce qui l’attend en faisant un tel choix, les risques sont considérables : la folie en est la principale, la marginalité n’en est pas la moindre. D’où lui vient cet étrange savoir ? De sa nouvelle liberté, de sa vie de « crapule », des bars, de l’alcool, des discussions de comptoir avec un certain Charles Bretagne, ami de poètes parisiens, qui l’initie à l’occultisme, à la philosophie indienne et à la kabbale ? Probablement pas, ou si peu. Ça vient de plus loin, de l’enfance, peut-être d’avant. Ça n’a ni lieu ni temps. « Je suis le saint en prière sur la terrasse », « je suis le savant au fauteuil sombre », « je suis le piéton de la grand’route par les bois nains », « je serai bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel. »
Sombre savant d’orgueil
L’expérience faisant autorité, Rimbaud se donne le droit de juger ses aînés et ses pairs. Il n’a qu’un poème de publié dans la modeste Revue pour Tous et le voilà qui s’exprime comme s’il achevait l’histoire de la poésie, ou qu’il en ouvrait à lui seul une nouvelle. Effronterie d’adolescent ou génie révélé ? Fort de sa découverte, il s’en prend conséquemment à tous ceux qui font reposer leur oeuvre sur des particularités de classe, de milieu, de nationalité ou d’époque. Lamartine ? « étranglé par la forme vieille. » Hugo ? « trop cabochard », plein de « vieilles énormités crevées ». Musset ? « quatorze fois exécrable », « générations douloureuses et prises de visions », « On savourera longtemps la poésie française, mais en France. » Il stigmatise à la Lautréamont (qu’il ne peut connaître alors qu’il écrit au même moment que lui, à Paris) « les gaulois », « les écoliers », « les morts et les imbéciles », « les journalistes », « les fantaisistes. » Il ne se reconnaît comme égaux que Théophile Gautier, Leconte de L’Isle, Théodore de Banville et un certain... Verlaine, dont les premiers poèmes paraissent dans Le Parnasse Contemporain. Le seul qu’il place au-dessus de lui ? Baudelaire, qui vient de mourir et qu’il admire comme le premier voyant, le roi des poètes, « un vrai Dieu. » Lui, le premier qui brisa les idoles et la rime pour redonner à la poésie un avenir. Rimbaud revendique la filiation, le flambeau est pour lui, il ignore encore la forme que cela prendra (les poèmes qu’il joint aux lettres sont peu probants), mais son rejet de la société est tel – et l’assurance en son destin si certaine – qu’il se sent capable de renverser tout à la fois ses formes, ses valeurs, sa morale et sa politique. L’époque est au diapason, à Paris c’est l’insurrection.