L'homme qui ne voulait pas parler, Vincent Chauvier

Le patron de Lithium est un personnage hors du commun parmi la faune carnassière des producteurs. Méprisant ouvertement les enjeux de la promotion comme les exigences du format commercial, il a réalisé depuis ces dix dernières années les plus belles signatures du paysage musical français, de l’impeccable Dominique A jusqu’aux regrettés Diabologum, en passant par la discrète Françoiz Breut ou l’ahurissant groupe Programme.

Vincent Chauvier n’aime pas les objectifs et les caméras, et considère les micros de toute sorte avec circonspection. Une défiance naturelle qui l’honore à une époque où n’importe qui s’empresse de montrer sa tête pour dire n’importe quoi n’importe comment. Et pour un journaliste, il n’est pas de plaisir aussi incomparable que de pouvoir parler de quelqu’un qui ne veut pas parler. Est-ce à dire que Vincent Chauvier n’aime pas à promouvoir les artistes qu’il produit ? Au contraire, préférant toujours privilégier la création aux dépens de la production, il n’a de cesse de s’effacer au profit de ses artistes pour leur laisser libre-parole et défendre par eux-mêmes leur parti pris artistique. Ce que refuse avant tout le patron du prestigieux label à deux employés (lui et un unique assistant), c’est l’idée même de « famille », de « groupe » ou de « marque de fabrique » qui pourraient suffire à elle seule à définir les productions – quitte à nier parfois jusqu’à la mauvaise foi sa subjectivité, son goût et ses choix qui ont fait de Lithium ce qu’il est, à savoir, l’un des meilleurs labels qui soit.

La communauté de ceux qui n’en ont pas

Le label Lithium pourrait se définir un peu comme la famille de ceux qui n’ont pas de familles, ou comme l’écrivait Blanchot « la communauté de ceux qui n’en ont pas », résistant ainsi obstinément à toutes les tentatives de réductions identitaires paresseusement rabâchées, notamment à celle – et non des moindres – de « musiques pour maniaco-dépressifs. » Certes, les disques Lithium ne respirent pas la joie de vivre crispée, le bonheur forcé ou l’enthousiasme béat des personnes qui ont quelque chose à vendre, mais c’est là leur courage. Vincent Chauvier aime à parler de Beckett, et comme chez l’exilé irlandais, il n’est question pour lui ni de divertissements ou de loisirs, encore moins de consolation ou d’exutoire. Seule prime, en musique comme en tout, sans pose ni attitude préméditées, l’expression singulière de chaque artiste et les exigences de vérité qu’elle implique. Ce qui n’empêche pas l’humour discret ou l’ironie féroce. Programme et Mendelson, les deux dernières sorties en date, ne dérogent pas à l’impératif d’authenticité et enfoncent de la plus belle manière le clou de la singularité revendiquée comme condition indispensable d’existence. L’acte de bravoure de Vincent Chauvier est celui-là, toujours recommencé : soutenir contre vents et marées des disques indispensables. Souhaitons-lui longue vie. Et que les directeurs artistiques des autres maisons de disques prennent la mesure de leur imposture.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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