Propédeutique de l’ivresse

Être saoul, vraiment saoul. Être ivre non pas au point d’éprouver « le vrai goût du passage du temps », mais au contraire, de se sentir de toute éternité, capable de saisir l’insaisissable, l’immanence la plus absolue, la densité intangible de la pierre, la présence verticale de l’arbre, le souffle vital de l’animal, l’âme incarnée, l’esprit en contemplation. Rien de moins. Épreuve d’une vérité difficilement accessible par d’autres voies. Toute une discipline, une méthode, un protocole à respecter. Savoir boire avec excès, mais sans emportement, et sans discontinuer, pendant plus de vingt-quatre heures. Pas besoin de plus. Faire la révolution du cadran, le tour de soi. Se mettre à l’envers, au sens strict. Toute la difficulté est là : entre griserie mondaine et vulgaire beuverie, atteindre à l’ébriété-limite, cette aristocratie de l’ivresse. Moments rares et intenses, pour quelques secondes d’illuminations qui ne soient pas un délire d’alcoolique ou une simple hallucination éthylique. Commencer par un déjeuner en famille, pourquoi pas, whisky en apéritif, plaisirs de la table pour retrouver le goût de la vie. Se mettre en joie au bordeaux et au bourgogne ; ne pas trop manger, conditions indispensables pour aller loin. Ménager sa monture. Enchaîner sur des digestifs de qualité. Calva, armagnac, conversations sans importance. Ne pas être grave. Bières de l’après-midi, indispensables et dorées, fraîches en douce amertume désaltérant le buveur déshydraté. Que l’ivresse se maintienne à flot, ne s’abîme pas dans une triste fatigue ou dans une sieste impardonnable. Sortir, seul. Faire la tournée de quelques bars. Boire en silence, se taire, ne rien faire d’autre. Observer. Regarder les personnes autour de soi. Prendre ses distances avec le monde du discours et de l’action. Surveiller sa jauge à lucidité.Ne jamais perdre le contrôle. Rejoindre ensuite quelques amis. Remettre ça. Manger pour ne pas tomber, boire à petites gorgées, se maintenir avant tout dans la légèreté et la délicatesse, petites choses fragiles que l’on se doit d’entretenir par des attentions renouvelées. Éviter les sujets qui fâchent, les propos passionnés ou les envolées lyriques, prétextes à s’emporter et à s’oublier. Rester dans la courtoisie. Léger, toujours. Faire la cour au beau sexe, à une amie ou à une ex, ou pourquoi pas à la copine d’un ami, sans arrière-pensée, comme ça, pour l’élégance, le style, la galanterie et la colonne vertébrale. Rendez hommage à la beauté, du mieux que vous pouvez. La nuit tombée, tout se joue. Ou comment s’engouffrer de l’autre côté sans sombrer. L’exploit, c’est le relâchement tenu, l’abandon maîtrisé. Glisser, imperceptiblement vers un autre soi-même, un double renversé, envers lucide et nocturne de sa déraison quotidienne, de sa petite folie socialisée. Entendre la voix qui sort de son corps comme si elle venait d’un autre, devenir son propre témoin étonné, surpris de ce son qui s’articule et résonne dans les os du crâne, de cette inspiration mobile qui agite l’esprit et la langue ; de cette soudaine franchise des mots qui se prononcent avant même d’être pensés. Contrôler le flot, naviguer à vue, maîtriser les transports, canaliser l’effervescence. La nuit est longue, la musique et le rire les meilleurs alliés. Art de la guerre, art de la ruine, personnelles et privées, stratégies de destruction intime : se défaire complètement de soi, sortir pour de bon de ce personnage encombrant et gauche, de ce fantôme maladroit qui n’ose pas, ne sait rien et qui a peur de tout. S’arracher. Se déchirer. Coup de fatigue au moment crucial de l’emporter  ? Alliés de taille, remèdes de cheval, alcools blancs et forts comme des partenaires de lutte : tequila, rhum, gin, vodka ; alterner les électrochocs et les pauses salvatrices, sentir sa raison chancelante vaciller sous les coups de bouteilles en boutoirs ; éprouver la volonté dévissée prendre subrepticement sa place. Mise à l’épreuve, instant critique : résister autant que possible à la nausée qui vous saisit. Surmonter le vide, le vertige du néant ; y précipiter l’adversaire, pour de bon. Perdre son estime, être minable, regagner son innocence. La fête dionysiaque est à son comble, l’aurore approche. Sortir de la partie, défait ; avancer, radieux, vers la victoire. Déjeuner au café-calva, grignoter un peu, pour le long run. Seul, à nouveau, regagner l’extérieur, regarder le soleil dehors se lever, le ciel se dégager peu à peu, les nuages changer de formes à volonté. Caresses de plumes du vent sur le visage, cheveux désordonnés en danse ondoyante devant les yeux, démarche incertaine dans la lumière du matin. S’asseoir sur un banc, laisser passer les heures, ouvrir une dernière bouteille achetée à l’épicerie du coin. Contempler, ébahi, le spectacle qui se déroule devant soi. Tout est autrement, tout a changé, pourtant rien n’a bougé. Densité irradiée du corps sur la réalité, projection de joie déchargée en vagues retournées, flux et reflux de félicité remplissant l’air et le ciel, poumons emplis de bonheur béat, tête renversée, sourire infini aux anges. L’instant présent abolit tous les autres, plus rien n’existe que ce moment-là, passé, sans broncher, au travers du temps.

 

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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