Gros et demi-gros

– Ça devient insupportable, cette manie, cette obsession qu’ont les proches de vouloir sans cesse que tu changes ; de faire en sorte, par des allusions détournées ou par de francs reproches, que tu deviennes quelqu’un d’autre. À croire qu’ils se réunissent en conciliabule, pour parler de toi et de décider ce que tu devrais être, indépendamment de ta volonté ou de tes incapacités.

– T’exagères, comme d’habitude. C’est peut-être toi qui as un problème avec ce que tu estimes devoir être.

– C’est un véritable cannibalisme moral, un lent et inlassable phagocytage de la personnalité, à propos de tout : de tes goûts, sur ta façon de t’habiller, sur ta manière de manger, jusqu’à ton propre langage, jusqu’à tes expressions ou tes idées, avec tout ce qu’il faut d’insinuations et de sous-entendus. À croire qu’ils désirent que l’on disparaisse, qu’on devienne autre chose, ou leur chose.

– Et alors ? C’est bien d’être un objet pour les autres. Un objet de désir, de fixation ou de fantasme… C’est toujours mieux que d’être ignoré, ou méprisé, ou seul.

– Et le combat qu’il faut mener pour résister ? Pour ne pas se faire anéantir ? l’effort surhumain que ça demande pour rester ne serait-ce que poli face à ça ? On n’a pas idée de la volonté de meurtre qui se cache parfois derrière une remarque soi-disant bien intentionnée. C’est terrible cette envie de dissoudre l’autre, de vouloir qu’il corresponde à ce point à l’image que l’on s’en fait. Toujours pour son « bien », évidemment.

– On fait tous la même chose…

– En une réflexion, en deux phrases, et te voilà raide-mort, complètement nié dans ta singularité, dans ton existence. C’est du révisionnisme à échelle individuelle : toute ton histoire, tout ce qui t’a constitué est nié en quelques secondes par ce que l’autre projette sur toi. Tu croises des personnes que tu ne connais pas, tu discutes un peu, et eux, au bout de quelques minutes se permettent l’inadmissible : « ah, vous êtes très comme ça, vous. » Et le pire de tout, ce sont les intimes, les « amis », qui te réduisent en moins de temps qu’il ne faut à ce que tu as été l’espace d’un instant dans ta vie, et qui te le rappellent dans un jugement définitif : « ah oui, c’est vrai que tu es très comme ça, toi », « tu as toujours été comme ça », avec cette ironie faussement complice. Ils font de toi un caillou, un meuble, un objet, une chose de leur environnement qui ne peut pas bouger, et qui ne doit pas bouger. Ou alors si tu changes, ce doit être à leur convenance.

– Ça veut peut-être dire qu’on t’aime, que l’on tient à toi. Et que l’on se fait peut-être du souci.

– Et cette violence inouïe s’exerce avec le sourire, dans la plus grande convivialité, en famille ou entre amis, autour d’un verre ou d’une table. De véritables petits meurtres au quotidien, avec ces douleurs secrètes et ces souffrances en silence : les tiraillements dans la poitrine, les chutes vertigineuses d’attention, les dépressions, l’effondrement, ce sentiment terrible d’irréparable. Dessine la carte des combats, des zones d’affrontements, des terrains de manœuvres et des champs de bataille, dresse le bilan des massacres et des carnages intimes, et tu seras effrayé de la sourde cruauté dont on fait preuve chaque jour avec ceux qu’on « aime. »

— Oui, enfin… c’est quand même pas Valmy, c’est pas Verdun.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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