Le Syndrome de la langouste

Fatigué. Mort. Épuisé, crevé, vidé. Lessivé. À bout. Bon pour la poubelle. Le lit ou le cercueil. À quoi ça rime tout ça ? À quoi ça sert ? Ils ont raison. Celui qui la ramène veut juste qu’on l’aime. Rien de plus. Tout le reste n’est que prétexte. Aigri, bileux, en manque d’affection. Pathétique. Veut juste sa part du gâteau, sa place au soleil. Son bout de bonheur à lui. Il faut oublier toutes les luttes du passé. Ne plus rêver d'un avenir improbable. Être dans le présent, tout simplement. Être plus modeste aussi. Il y a six milliards d’humains sur la planète. Tous à se prendre un jour ou l’autre la tête sur le sens de la vie. On ne vit pas mieux avec mille questions. La raison n’est pas un progrès ; tu parles d’une lumière, qui éclaire tout à l’exception de son porteur aveuglé. Et cette répétition inutile. Le même trajet tous les jours, les grands boulevards et les impasses, les passages obligés, l’impression de ne pas en sortir. La réalité comme une chose toute petite, et le monde comme une ville close sur elle-même avec des habitants qui se ressemblent tous. Et la disparition au bout, bien sûr. La sienne, celle des autres. Le sens engouffré avec. Et entre-temps, pas le temps de se toucher vraiment, juste le sentiment de se croiser, et de passer son tour. Alors à quoi bon se donner une guerre ? Pour faire le fier ? Pour jouer au brave ? Ça ne sert à rien. Vous êtes désespéré ? Comme c’est intéressant. C’est hormonal, endocrinien, génétique. Ça se guérit maintenant. Des médicaments, une petite thérapie et ça ira mieux. La bio-sociologie fait des progrès, vous savez. On va bientôt découvrir le gène de l’altruisme au sein d'une même espèce ; les fourmis l’ont, les guêpes aussi. Le sens de l'abnégation, on explique ça très bien. Comme chez les langoustes, la dernière de la file qui se sacrifie pour sauver les autres. Tout ça n’est pas si dramatique. L’essentiel est de se trouver un petit foyer de chaleur humaine, et de s’y lover jusqu’à l’assoupissement. Il fait trop froid quand on est seul. Et cette fatigue insurmontable. L’impression de vieillir en accéléré. Ou de vivre au ralenti. Avec le silence entre les personnes. La gêne. Finalement, ce n’est pas si mal, la gêne. Chacun chez soi. Chacun ses affaires. Tant pis pour les questions. D’autres plus brillants s'y sont déjà cassés la gueule. Pas meilleur qu’eux, pas plus mauvais qu’un autre, alors… Peut-être qu’un jour on aura le temps, mais pour l’instant, il y a d’autres choses à faire, plus urgentes. L’essentiel : avoir un bon boulot qui paye pas trop mal, bien manger, bien baiser, bien dormir. Ça devrait aller ? Voyager, faire des trucs « exceptionnels », sauter à l’élastique, voir des films « magnifiques », écouter des albums « sublimes », aller à des expos « géniales », rencontrer des personnes extraordinaires, « trop sympas », « trop marrants » ou « trop cool » pour faire la fête et se bourrer la gueule avec eux le week-end. Ça devrait suffire, non ? Non.

 

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

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