Jusqu'au bout

Hagard au milieu des arbres et des bancs, cherchant inutilement un endroit où se poser, se reposer. Chaque pensée rebondit vainement sur l’écorce démultipliée des platanes dispersés. Fatigue incommensurable, sentiment familier de totale vacuité, de vacuité intime jusqu’à la perversion. Comme un trou dans un tronc, une béance sans nom à la place du thorax. La métaphore de la perdition dans la forêt se dévoile : chaque arbre est un obstacle au regard, au sens de la direction, à la perspective. Plus à l’aise en plein désert. Rien ici ne peut offrir de prises : pas un lien, une accroche ou de repère possible. La diversion ? le divertissement ? la consolation ? Regarder en face, sans trembler, le vide au-dessous de ses pieds. Pas de bar, de fille ou d’ami capable de recouvrir ça. Plusieurs égarements de plus, des heures d’errances de trop, subterfuges inutiles, on ne vient pas à bout de la lassitude par la fatigue. Avoir le courage de cette faiblesse, la bravoure de son abandon. Tout est dénué de sens et sans conséquence, porter ses brillantes conclusions à leur ultime déduction : cet aplomb désespéré est, lui aussi, absurde. Redevenir léger, sensible, prendre la gratuité pour une richesse, le renoncement pour de la révolte, le détachement pour une libération. Faire, sans le savoir, l’expérience du nihilisme.

 

Des heures, des jours, des semaines, des mois, des années sans vivre. Les yeux ne cherchant rien, les mains ne touchant personne, les pieds ne foulant aucune contrée luxuriante ou merveilleuse. Enfermé dans son corps, enterré vivant dans une chair accablante et absurde, cloîtré comme un moine sans foi. À quoi auront servi les années blanches d’ennui passées, unique et seul, dans le silence d’une attente sans fin ? Qu’est devenu le désespoir tranquille qui assis des après-midi entiers sur le lit fixait les murs et le plafond ? Où s’en est allée l’angoisse sereine qui regardait à la fenêtre des heures durant, le front contre le carreau, sa pesante présence accrochée au sternum qu’expulsaient à grand-peine de longs soupirs dans l’atmosphère suffocante d’un dimanche interminable ? D’où venait le sentiment de la solitude inéluctable, la croyance résignée en sa victoire à venir ? Heures perdues, moments vains, journées entières étirées à ne rien faire, au centre aveugle d’un incommensurable gâchis, à voir derrière les vitres les autres jouer au foot, faire du vélo, des conneries, rire, crier, pleurer ou draguer les filles ; reclus, clos dans la renonciation, incroyablement constant dans le désintérêt du monde.

 

Il faut en parler. Ça n’intéresse personne mais il faut en parler. Le dire. Raconter. Raconter ce qui ne se raconte pas. Quoi ? L’indicible, l’ineffable ? Non. La violence du monde ? La souffrance ? La douleur infinie ? Non plus. L’injustice alors ? La folie, le délire omniprésent ? Encore moins. Ah oui, la comédie sociale, la parodie permanente, la tragédie de l’existence, le grotesque de sa mise en scène à peine croyable ? Même pas. Mais le vide, les instants perdus, le temps qui s’écoule et ne va nulle part ; les égarements, les plaisirs solitaires, la détresse coupable, le narcissisme triste, le romantisme sordide, les regrets diffus, le lyrisme des espoirs déçus. Ou encore : les oublis, les manquements, le silence du rien, la vacance, l’abrutissement volontaire, le lent renoncement, l’abandon, la nullité. Tous ces moments où il ne se passe rien, ces heures qui ne servent à rien, et qui ne se racontent pas, qui ne peuvent se dire autrement qu’en termes de « merdeux », de « merdiques », de « chiants », ou de « nuls. » Ce ne sont donc pas le nombre de voyages faits, de livres lus ou de disques écoutés, de filles baisées et de trucs achetés, mais bien tout ce qui ne compte pas, ou qui ne peut se compter, tous ces moments inutiles qui énoncent au creux de l’oreille ce qui ne peut s’entendre que dans le vide et l’absence : que le plus important est peut-être là.

 

Le ton monte. Jusque-là, nous avons été gentils, très sages. Calmes comme il faut, bien élevés. Ça ne va pas durer, ça ne peut pas continuer. Vous comprenez ? Nous n’avons pas le choix. Si vous saviez à quel point nous aurions aimé être comme vous, exactement pareils que vous. Combien aurions-nous préféré être soulagés de cette vaine obstination qui ne témoigne que de l’impossibilité d’être parmi vous, débarrassés de ce narcissisme obtus qui ne rencontre que l’agrément des plus incapables. Mais nous n’avons pas choisi. Et nous ne savons pas d’où vient la malédiction, qui nous a empoisonnés, et pourquoi. La tâche est là, le but devant. Et vous êtes entre nous et le but.

 

Ce qui se dresse devant nous : La paresse. La télévision. La fatigue. La contemplation hébétée de tous les écrans. Une nourriture trop riche. Le cinéma. Les amis. Internet. Les fringues. L’alcool. Les pleureuses. Les geignards. Et toutes les manies d’enfant gâté. Le travail salarié. Les gadgets. Les objets. La masturbation. Et plus généralement toutes les choses qui tiennent dans la main : livres reliés, disques en éditions limitées, beaux ouvrages et collectors. Et autres hochets. La drogue. L’argent. Le chantage affectif. Les crédits. Les demandes d’amour. Les traites. Les sollicitations en tout genre. Les bibliothèques. Les discothèques. Les inscriptions municipales. Des papiers d’identité.

Ce qui est de notre côté : La faim. La soif. Le manque. Une mauvaise santé. L’hygiène. Le sport. Les plages. La lecture. Les mêmes chaussures. Un ou deux compagnons de route, même faux, même illusoires (« même pas mal. ») L’absence de confort. La paranoïa. L’envie de tout foutre en l’air. Une enfance confisquée. Une adolescence difficile. Des études ratées. Quelques amours impossibles. Le cœur brisé et une tête fêlée. L’absence de foi. Le refus de la croyance, à l’exception de celle-ci : vos arguments sont nuls, c’est démontrable. Une pratique politique du sexe. Quelques livres bien torchés. Quelques disques bien violents. Un certain sens de la fête. Mais aussi : la tempérance, la continence. L’abstinence. Une certaine impatience aussi. Le désir d’aller jusqu’au bout.

BIOGRAPHIE

Frédéric Gournay est né en 1969 et habite Paris. Il est auteur de romans (La course aux étoiles, Le mal-aimant, Contradictions, Faux-Frère), de divers essais (sur Rimbaud, Nietzsche, Céline, Gauguin, Flaubert, Guy Debord ou encore Pierre Guyotat). Il a également publié dans la presse et sur internet des articles et des critiques, rassemblés dans des recueils intitulés Chroniques des années zéro, Textes en liberté et Futurs Contingents.

Portraits de social-traîtres
Disponible à l'achat
en numérique
auprès des librairies en ligne :

 

 

 

 

 

Abonnez-vous à la newsletter

>> Switch from mobile to full layout >> Switch from full layout back to mobile