Et vous trouvez ça drôle ?
Il en va du rire comme du cul. Dans nos sociétés où tout se vend et où tout finit par prendre, à plus ou moins court terme, une valeur marchande, il eût été étonnant que le rire – l'expression physique de la dérision, du recul, bref, de l'esprit critique – échappât à la règle. Chaque jour, donc, on s'empresse de nous revendre ce dont précisément la vie quotidienne nous a dépossédés. Et le cynisme et la cupidité avec lesquels le procédé est reproduit ne sont pas loin d'atteindre et de dépasser l'obscénité de l'industrie pornographique.
C'est à se demander comment font tant de personnes pour se suicider, pour sombrer dans l'alcool, prendre de la drogue, des antidépresseurs ou simplement faire la gueule, quand on voit à quel point de nos jours la société est drôle. Impossible d'échapper au règne du comique, il domine partout, dans la presse, à la télévision, sur le net, dans la musique et bien sûr au cinéma où il ne cesse d'étendre son règne tyrannique. Regardons autour de nous, tendons l'oreille, pas une émission, un spectacle, un film ou un comédien qui ne soit là pour nous rappeler à chaque moment de la journée à quel point il est bon de rire, et si possible de tout. Jamais on ne s'est autant amusé à tout propos, des sujets les plus légers aux plus graves, du prolo à l'aristo en passant par l'homme d'affaires, et rarement il a été si difficile de résister à ce gigantesque esprit sarcastique qui envahit l'esprit hilare de nos contemporains.
C'est à croire qu'une nouvelle génération d'êtres humains est apparue, une espèce de surhommes de la déconne, qui promet pour le présent et les générations à venir toujours plus de franches rigolades et de poilades sans nom. À vrai dire, tout ceci serait réellement comique si ces secouages de corps hystériques ne dissimulaient en fait leur exact contraire – comme l'appétit trahit la faim, la soif la déshydratation –, c'est-à-dire la fondamentale dépression de notre époque, la tristesse sourde et le désespoir caché. De même que l'apparition des films pornographiques et leur succès domestique, loin de marquer une prétendue « libération des mœurs », n'ont fait que manifester de façon patente la misère sexuelle des habitants des sociétés modernes, la consommation invétérée de comiques en tout genre montre à son tour le manque de recul, de distance, de dérision, d'esprit proprement critique de ces mêmes citoyens de la prétendue modernité. Il faut le reconnaître, aussi triste que soit le constat : on ne rit plus, on ne se moque plus, on ne dénigre plus, puisque des personnes sont chargées de le faire à notre place. Des professionnels bien intentionnés – et souvent très bien payés – s'en occupent pour nous. Faisons leur confiance, ce sont eux qui vont nous dire qui et comment railler, selon quelle mode et pour combien de temps. L'opprobre comique leur appartient, l'usage qu'ils en feront durera le temps qu'il faudra – quoique toujours provisoirement – pour soulager l'aigreur et le ressentiment de tous. S'ils viennent à lasser ou à ne plus faire d'effets sur les zygomatiques de leur public blasé, qu'on se rassure, ils seront vite remplacés par une nouvelle génération d'amuseurs public professionnels, encore plus drôle, encore plus méchante que la précédente, qui saura repousser sans cesse les limites de l'humour et de la décence pour pouvoir répondre à la demande toujours plus grande de moquerie généralisée.
Et comment s'en étonner, en y réfléchissant bien, puisque le procédé avait remarquablement fait ses preuves tant dans le domaine de la pornographie que dans celui du rock, où l'on avait déjà expérimenté avec succès le fait de nous revendre le soir ce dont on a été dépossédé la journée, c'est-à-dire une certaine forme de liberté, ou à nous faire dépenser le week-end ce qui a été durement mis à l'économie la semaine, autrement dit son désir ? Les profiteurs de ce petit jeu pervers auraient eu bien tort de se priver de pareilles manigances si lucratives quand on s'aperçoit que l'escamotage pulsionnel réussit à tous les coups ou presque. Comme pour la drogue, l'alcool ou les médicaments, les plus démunis sont toujours les meilleurs clients. D'où une prolifération proprement hallucinante de comiques en tout genre, avec leur radio, leurs chaînes câblées ou en ligne, leurs salles de spectacles bondées, leurs films trônant au box-office et leurs innombrables DVD. Peu importe finalement que le remède se révèle inefficace à plus ou moins long terme, ou que la prescription appelle des dosages toujours plus forts et toujours plus concentrés, il faut à chacun sa dose quotidienne de rires sur commande, sa ration journalière, sous peine de dépression accrue ou de névrose aggravée. Personne ne s'inquiète qu'au fond de tout cela ce soient les causes mêmes du mal qui soient entretenues ou reproduites, voire exacerbées, c'est-à-dire le cynisme, la méchanceté et autres crispations existentielles. Ainsi des marionnettes en latex à la télévision qui moquent un pouvoir spectaculaire dont ils sont les meilleurs représentants, des journaux satiriques qui dénoncent le racisme tout en reproduisant l'ensemble de ses stéréotypes (rire des clichés, c'est encore y souscrire), des railleurs d'oppression qui accroissent la victimisation, ou des spécialistes du sarcasme assassin, à peine plus talentueux que les autres, qui sont assermentés pour dénoncer la grossièreté ou l'inefficacité avec laquelle leurs collègues s'acquittent de leur tâche purgative, bouclant ainsi la boucle du ridicule.
Non seulement on nous revend notre rire, mais le rire fait vendre, voici une autre vérité commerciale sans la découverte de laquelle le comble du cynisme n'aurait pu être atteint. De même qu'on a érotisé tous les aspects de notre existence – à en croire certains publicitaires, l'homme pourrait faire l'amour à une voiture et la femme pourrait avoir un orgasme rien qu'en goûtant un yaourt –, on a rendu risibles tous les actes de notre quotidien, si peu marrants qu'ils puissent être par ailleurs. Tout est second degré désormais, décalé, quand ce n'est pas tout simplement délirant, que ce soient la consommation d'un plat surgelé, d'un produit destiné à lutter contre le cholestérol, l'achat d'un vêtement isotherme, la location d'une maison, la prestation d'un service bancaire, la signature d'un contrat d'assurance-vie ou d'une convention obsèques. Tout est désopilant, on vous le dit, on nous le répète, et celui qui a le malheur de ne pas trouver ça drôle du tout se voit naturellement appliquer les épithètes les plus infamantes : c'est un rabat-joie, un pas-marrant-du-tout, un bonjour-la-prise-de-tête, un triste personnage dont il convient de se défaire au plus vite et dont on évitera la compagnie ou le voisinage. À coup sûr, la victime de cette ineffaçable indignité ne tardera pas à devenir un exclu des dîners et des soirées, un marginal dans cette société des hommes qui se tiennent debout pliés en deux. Et il n'est pas jusqu'au lieu public où la dictature du rire forcené n'étende son pouvoir totalitaire, puisque dans les TGV désormais, sans que l'on vous ait forcément prévenu, vous pouvez vous retrouver dans des compartiments où la bonne humeur et l'humour sont exigés (c'est marqué noir sur blanc sur le petit fascicule qu'on laisse sur votre siège). À se demander si cela ne dissuade pas à tout jamais certaines personnes de rire encore
Bergson, un philosophe très sérieux mais qui ne manquait pas d'humour, a défini le rire comme personne – ce qui se comprend mieux quand on sait qu'il fut le seul à avoir abordé le sujet (ce qui est désarmant au regard de l'histoire de la philosophie, quand on connaît l'ironie fondatrice de Socrate en la matière) – en définissant sa cause comme étant le surgissement de la liberté au sein du mécanique ou inversement comme irruption du mécanique au milieu de la liberté. L'exemple habituel pour illustrer la théorie est l'homme qui, marchant, glisse sur une peau de banane et se casse la figure : cela provoque le rire parce que dans ce phénomène quasi mécanique qu'est la marche (un automatisme auquel on ne pense même plus quand on l'effectue) vient apparaître un phénomène d'imprévu, d'accidentel, d'inattendu et qui vient le remettre en cause. Inversement, l'homme portant un chapeau ridicule déclenche le rire parce qu'il devient visible tout d'un coup qu'un individu a abandonné son goût propre pour se soumettre à un phénomène de mode, reposant sur l'imitation irréfléchie ou la reproduction inconsciente. Nous conviendrons aisément que les exemples sont plutôt gentillets et un peu surannés, certes, mais précisément ce que montre Bergson, c'est que la méchanceté n'est pas l'origine première du rire, contrairement à ce que tout le monde croit et en particulier notre époque qui l'oublie trop souvent, si appliquée qu'elle est à martyriser chacun et à reproduire la violence entre les individus sous toutes les formes possibles et imaginables, et d'abord sous forme d'humour. On dit une abomination et on ajoute après simplement, « non je blague, c'était pour rire », tellement pratique, et si facile.
Le rire est avant tout la manifestation physique spontanée, incontrôlée et irrépressible de la conscience immédiate d'une remise en cause, de la liberté par le mécanique, ou du mécanique par la liberté – ou si vous préférez, du spirituel par le naturel, ou du naturel par le spirituel, d'où le qualificatif spirituel que l'on attribue souvent au faiseur de plaisanteries ou de bons mots. Pour Bergson donc, un peu à la manière de Kant et du libre jeu des facultés, le rire démontre la double nature de l'homme : c'est l'un des lieux de l'incarnation, la preuve de sa fondamentale spiritualité. Et oui, ni les animaux ni les robots ne rient, jusqu'à preuve du contraire. Mais, pour le coup, c'est nous qui sommes transformés en bêtes ou en automates lorsqu'on nous force à rire mécaniquement, c'est-à-dire exprès, de façon délibérée, criminellement préméditée, à grand renfort d'artifices éculés et d'effets grossiers, surtout quand les ressorts principaux de la rigolade obligée ne sont plus que la bêtise et la méchanceté, et plus du tout le libre jeu qu'évoque Bergson. Car c'est ça, la terrible vérité de notre société : on a dépourvu le rire de sa liberté intrinsèque pour le transformer en moyen d'oppression, mis au service de la violence permanente faite aux plus faibles et aux plus vulnérables (toujours les mêmes blagues, n'est-ce pas, sur les Noirs, les Arabes, les Juifs, les femmes, les pédés, les handicapés, etc.). Et l'écœurement est le même que devant un mauvais porno, où l'obscénité n'est jamais aussi criante que lorsque c'est raté, quand on s'aperçoit à quel point on a été pris pour un con, sommé de bander sur commande et de jouir en silence, et de garder après la honte pour soi. La déprime qui suit généralement après est d'ailleurs du même ordre : plus ou moins consciemment, on a réalisé qu'une liberté avait été retournée contre elle-même pour s'aliéner, et que l'on s'était fait ainsi malgré soi le complice de la misère ambiante. Le rire, c'est comme le cul, c'est excitant quand c'est imprévu, inédit et libre, ne répondant à aucune demande. Quand on a pris conscience de tout cela, il ne reste plus qu'à éteindre la télé, la radio, l'ordinateur et à refermer les journaux, surtout lorsqu'ils se targuent d'être « satiriques », de retrouver enfin la liberté de rire comme on peut revendiquer une sexualité sortie des clichés usuels des films pornographiques (il y a d'ailleurs des poncifs communs aux deux domaines, des représentations sociales qui sont en jeu, mis en scène de la même manière). Croire que l'on puisse satisfaire à ses désirs par l'achat ou la consommation de produits relève d'une logique fétichiste et au fond morbide, où l'action singulière d'une subjectivité se voit remplacée par l'usage standardisé d'un produit. C'est là que le rire social ressemble à une immense grimace hideuse, qui peut en effrayer plus d'un – dont nous sommes –, et où le seul élément comique est de réaliser que tous ces morts-de-rire ne voient pas que c'est, au fond, le rire de la mort qui les saisit.